« Prendre un enfant par la main » chantait Yves Duteil. On pourrait désormais écrire « prendre un parent par la main pour l’emmener vers demain »...
La sociologue Danielle Rapoport rappelle que le savoir se transmettait autrefois traditionnellement des aînés aux plus jeunes. Avec une première encoche à la tradition qui date de 1968.
De nouveaux codes de transmission
Mai 68 avait déjà commencé à bouleverser les codes et la hiérarchie de l’autorité. En toute logique, les baby-boomers qui sont issus de ces années témoin, rendent déjà compte d’une sorte de fraternité avec leurs enfants, impensable pour la génération précédente. L’apparition, puis la pénétration massive d’Internet dans la vie quotidienne a enfoncé le clou. Les plus jeunes ont acquis plus de savoirs et plus d’indépendance. En naviguant et en discutant avec leurs copains, ils n’ont plus forcément besoin de demander conseil aux parents. Ces nouveaux codes de transmission n’ont plus rien de biologique. Pour autant, ils n’impliquent pas de véritable rupture de transmission mais elle se fait horizontale et non plus verticale et génère un nouveau mode de communication complice. En tout cas, avec ceux des aînés qui le veulent bien. Danielle Rapoport le précise : « les jeunes ont une expertise à eux. Avec Internet, ils ont toujours une longueur d’avance, ça les autonomise. Evidemment, les parents fusionnels, ça leur échappe un peu ». Difficile pour certains de renoncer à leur toute puissance.
Découvrir Internet à 74 ans
Liliane Saurel, 74 ans, a découvert Internet en juin dernier grâce à son petit-fils Emmanuel, 17 ans. L’été dernier, lorsqu’elle a voulu réserver une chambre d’hôtel avec son mari, c’était mission impossible ; elle a eu la nette impression qu’on la considérait comme une béotienne. Sans carte de crédit et sans adresse e-mail, elle semblait tombée d’une autre planète. Encadrés par leurs deux petits – fils dont l’un est informaticien, Liliane et Pierre, son mari, sont donc allés acheter leur premier ordinateur avec la promesse d’une formation dispensée par les deux garçons. Pierre s’est arrêté à la case jeux.
Liliane quant à elle est devenue une vraie « accro ». Elle dit avoir enfin compris pourquoi « depuis une éternité la famille tentait de vaincre notre réticence ». En deux heures de cours, pour acquérir l’essentiel – soit naviguer sur Internet, recevoir et envoyer des messages – Emmanuel, en bon pédagogue, a réussi à former sa grand-mère au B.A.BA. Pour s’y retrouver, Liliane avait pris des notes avec force schémas et flèches. « Quand j’étais vraiment coincée, j’appelais Emmanuel à mon secours, le reste je l’ai appris en tâtonnant ».
« J’étais content de voir que je pouvais l’aider, déclare Emmanuel. C’est assez valorisant. Je suis fier de voir que ma grand-mère trouve maintenant d’elle-même de nouvelles façons d’utiliser Internet alors qu’au départ, comme à mon grand-père, ça lui faisait un peu peur : trop vaste, crainte de tout dévoiler en public. Pourtant, j’ai même ouvert une page Facebook à ma grand-mère. Elle était sceptique au départ. Mais le côté très visuel et organisé du réseau lui a donné une meilleure image d’Internet. Elle est devenue carrément accro. Mon grand-père est plus réticent. Pas assez patient, un manque de volonté et peut-être bien un peu d’orgueil... Et moi, avec ce nouveau lien tissé, notamment à travers Facebook, je découvre d’autres facettes de mes parents et de mes grands-parents. C’est un peu comme si j’apprenais des traits de caractère ou une philosophie de vie qu’on ne dévoilerait pas au cours d’un dîner en famille ».
Accepter l'intuition avant la méthode
Apprendre en tâtonnant. C’est précisément LA méthode d’apprentissage de la jeune génération. Avec Internet, c’est en construisant leur propre logique ou en demandant à d’autres internautes plus expérimentés qu’ils apprennent. Et cette forme d’apprentissage génère une sorte de bug avec les générations d’avant qui faisaient exclusivement appel à une hiérarchie stricte. Même le milieu professionnel en est victime.
Cyril Dhenin, directeur du pôle éditorial chez Brainsonic, agence spécialisée en expertises éditoriales sur le web, en convient. Il observe que la majeure partie des clients de l’agence est plus âgée que l’équipe chargée d’organiser la web-communication de leurs entreprises. S’ils ressentent la nécessité d’être présents sur la toile et les réseaux sociaux, ils n’en ont pas la clé d’entrée. « Le vrai fossé, explique t-il, se situe au niveau de la méthodologie et les modalités de collaboration. Les responsables de communication et de marketing sont le plus souvent formés au print et à l’événementiel. Ils ont la culture de démarches bien structurées avec des validations très balisées. Ce sont des process qui semblent incompatibles avec une génération pour laquelle la chaîne de validation est un contresens ».
Pas le même rapport au temps
« Du reste, ajoute-t-il, si certaines de nos recommandations mettent trois mois à être acceptées, bien souvent elles ne sont plus valables et il faut tout recommencer. Or, bien des clients, notamment dans l’administration ou la banque, voudraient être rassurés d’emblée, avoir une visibilité à trois ou quatre semaines et procéder comme si on allait leur présenter un « chemin-de-fer » comme celui qui programme les pages d’un journal. Il nous faut donc souvent établir ou rétablir le lien entre, d’une part, des clients qui ont une réelle maturité et une bonne intuition par rapport à leur marque et, de l’autre, la forte réactivité de nos collaborateurs. Trouver le bon modus operandi entre eux n’est pas toujours simple ; ils n’ont pas le même rapport au temps. Ça ne va jamais assez vite pour les uns et toujours trop vite pour les autres ». Le client, s’il reste source d’autorité, devra donc apprendre à faire confiance à des experts parfois plus jeunes que lui pour des actions que lui-même ne maîtrise pas.
À bien y réfléchir, de nombreuses difficultés sociales et civiques que nous connaissons découlent de la manière dont nous avons divisé la société en fonction de l’âge. Internet est à certains égards un moyen de rassembler les générations. Et cette fois, il se pourrait bien que les « anciens » aient à gagner à être « enseignés » par les plus jeunes aux savoir-faire sociaux et techniques qu’ils maîtrisent.
Les nouveaux savoirs se développent hors de nos normes et de nos pratiques, comme l’explique la sociologue Mizuko Ito qui a dirigé une étude sur la manière dont les jeunes acquièrent des connaissances. Il en ressort qu’ils sont nombreux à privilégier la pratique avant ou même en lieu et place de la théorie. Le comprendre et l’accepter, c’est à la fois apprendre toute une nouvelle culture devenue dominante, en tirer profit et retrouver un langage commun pour mieux se comprendre.