En France, on semble souvent avoir du mal à intégrer les nouvelles générations, qui devraient pourtant être porteuses d’avenir. Cette difficulté à octroyer à la jeunesse une véritable place dans la société est-elle un phénomène propre à notre époque ?
Si on remonte uniquement à l’époque médiévale ou moderne, on constate que les jeunes avaient une place reconnue et des missions particulières dans la société. On leur accordait une véritable confiance, notamment dans la gestion des débordements, lors des carnavals ou des charivaris qui permettaient de remettre de l’ordre dans la société. Une institution comme le service militaire a marqué le passage de la jeunesse vers l’âge adulte pour des générations de jeunes hommes… Depuis les années 70, beaucoup des rites anciens et très codifiés ont progressivement disparu et laissé place à une sorte de vide sur le rôle de la jeunesse dans la société.
IÑfluencia Vous annoncez la naissance d'un « nouvel humain ». Qui est-il ?
Michel Serres Sans que nous nous en apercevions, un nouvel être humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 70. Il ou elle n'a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, n'habite plus le même espace. Il connaît autrement, écrit autrement, parle autrement et il vit dans une société où tout change radicalement autour de lui. Je l'ai baptisé, avec une grande tendresse, Petit Poucet ou Petite Poucette, pour son habileté à envoyer des SMS avec ses deux pouces.
IÑ Petite Poucette, nouvel avatar de la génération Y ?
MS Je ne suis pas du tout d'accord avec ce terme « génération Y » et d'ailleurs, je n'aime pas le mot génération, pas plus que celui de « conflit de générations ».
Il faut arrêter d'être condescendants envers les jeunes. J'espère d'ailleurs qu'un jour, ils seront indulgents avec nous et nous pardonneront notre maladresse.
Max Planck, le père de la physique quantique, affirmait : « Si la science a fait des progrès, c'est parce que la génération d'avant a pris sa retraite ». Alors je dis à tous les vieux grognons : mais prenez donc votre retraite ! Il n'y a pas de crise de génération. Nous connaissons actuellement une période d’immenses transformations comparables à celles qui se sont produites à la fin de l’Empire romain, du Moyen-Age et à la Renaissance. Nos sociétés occidentales ont déjà vécu deux grandes révolutions : le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé. La troisième, toute aussi majeure, est le passage de l’imprimé aux nouvelles technologies.
Chacune s’est accompagnée de mutations politiques, sociales et cognitives, de périodes de crise aussi, comme celle que nous vivons. Aujourd'hui, un fossé s'est creusé dans le monde actuel depuis une quarantaine d'années qui fait que nos institutions sont en fait complètement dépassées, dans un monde qui n'existe déjà plus. Tout repose désormais sur Petite Poucette qui doit s’adapter à toute allure, beaucoup plus vite que ses aînés, et qui va devoir réinventer une manière de vivre ensemble, d'être et de connaître.
IÑ Quelle serait la devise de Petite Poucette ?
MS Le mathématicien Milgram avait mis en évidence le « phénomène du petit monde » selon lequel chacun peut être relié à une autre personne dans le monde par une chaîne de 6 à 7 personnes. Depuis l'avènement des réseaux sociaux, on est passé aux alentours de 4,74. Lorsque Petite Poucette a en main son portable, elle peut parler à tous ses correspondants, où qu'ils soient, où qu'elle soit, et quels qu'ils soient. Avec son GPS, elle peut toucher immédiatement tous les lieux de la planète et se déplacer. Avec Wikipédia, elle obtient toute la connaissance du monde et toutes les informations possibles. Universalité des lieux, des personnes et de l'information : grâce aux nouvelles technologies, elle est dans le temps présent, dans le « maintenant ».
Sa devise c'est : « maintenant, tenant en main le monde ». Qui pouvait autrefois affirmer qu'il tenait le monde ? Les empereurs de Rome ? Louis XIV ? Aujourd'hui, trois milliards de Petits Poucets sont dans cette situation. Ils ont l'immédiateté et une expérience du temps présent que personne n'a jamais eue avant eux. C'est la première fois que l'adverbe « maintenant » a un sens réel.
IÑ Que répondez-vous à ceux qui reprochent aux jeunes d'être confinés dans un univers virtuel ?
MS Mais... Petite Poucette n'a rien inventé. Le virtuel est vieux comme le monde. Don Quichotte était virtuel. Madame Bovary faisait l'amour virtuellement et beaucoup mieux sans doute que la plupart de ses contemporains. Les nouvelles technologies ont accéléré le phénomène mais ne l'ont pas créé.
Les sciences cognitives montrent que l'usage d'Internet, la consultation de Wikipédia ou de Facebook n'excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones du cerveau que le livre ou l'ardoise. Les jeunes peuvent manipuler plusieurs informations à la fois et c'est formidable. Et puis, les « vieux » travaillaient avec les nouvelles technologies, alors que Petite Poucette vit dedans.
IÑ Quel message aimeriez-vous envoyer aux jeunes et aux moins jeunes ?
MS Mon rôle n'est pas d'envoyer des messages verticaux, hiérarchiques et définitifs, mais au contraire d'en recevoir et d'écouter ces jeunes. Pour la première fois de l'histoire, les Petites Poucette peuvent en savoir autant que les grandes institutions : médecins, enseignants, élus...
Il est plus que temps de renverser la vieille présomption d'incompétence. Désormais, la seule autorité qui peut s'imposer est fondée sur la compétence.
* « les nouveaux défis de l'éducation ». Discours de Michel Serres devant l'Académie française.