Une étrange relation enchaîne les marques, les médias et les consommateurs : aucun ne peut prendre la main et chacun tient l’autre par la barbichette... Mais tandis que les derniers cherchent à consommer mieux et que les premiers se battent contre les règlementations tatillonnes et les aléas de la distribution, les médias sont confrontés à un problème plus fondamental : ils ne savent pas de quoi leur business model sera fait demain.
Les marques dépendent largement des médias
Pourtant, ils sont le pivot de cette relation : les marques en ont besoin pour se connecter avec les gens, que ce soit sous une forme publicitaire ou, de plus en plus, rédactionnelle (les fameux earned media ). Elles s’efforcent donc de s’approprier les liens plus ou moins forts qu’ils construisent avec leurs lecteurs, téléspectateurs, auditeurs, etc. C’est dans le « plus ou moins » que réside tout l’enjeu actuel des médias.
La marchandisation de ces liens a longtemps donné lieu chez ceux-ci à des manigances plus ou moins saines pour maximiser leur valeur : influence sur les méthodologies des mesures d’audience, sujets « marronniers » ou racoleurs pour créer des audiences plus ou moins factices, pièges à pub, etc. Une tentation heureusement contenue par l’activisme des annonceurs et surtout, des agences médias.
Si l’arrivée des nouvelles technologies numériques et la course vers la gratuité ont modifié la donne, les marques restent très dépendantes des grands médias, car l’intérêt des gens pour les médias reste fort. Elles ont besoin de couverture rédactionnelle pour annoncer leurs lancements ou le lieu d’installation de leur magasin éphémère, d’animateurs connus pour attirer le public vers leurs événements, de célébrités médiatiques pour soutenir leurs promotions, de la reconnaissance de la critique pour rendre hommage à leurs actions de mécénat ou de journalistes renommés et crédibles pour animer leurs conférences et leurs séminaires internes.
L’émergence des marques médias
Avec l’émergence des marques médias, attestée par l’étude One, la logique de maximisation des audiences subsiste, mais sur un ensemble de canaux complémentaires. La tentation est la même d’y attirer le public à tout prix afin de pouvoir proposer une audience renforcée sur le marché publicitaire. Une question fondamentale demeure : l’intensité du lien entre les gens et les marques médias souffre-t-elle de ces extensions parfois contestables ? On peut par exemple se demander quelle proportion des fans du média original se reporte avec la même ferveur sur les nouveaux canaux ouverts par celui-ci. Ou encore si les audiences conquises par le nouveau format partagent le même attachement pour le contenu proposé que les fans de la première heure. Le tout dans un contexte où la pression sur les coûts incite les médias à produire davantage de contenu avec des équipes resserrées.
L’obsession des flux d’audience
Cette politique repose sur une logique de flux : attirer un maximum de gens et les faire naviguer entre des formats permettant une mise en perspective des contenus et des canaux plus instantanés. L’objectif est de tirer des revenus supplémentaires en vendant ces nouvelles audiences majoritairement numériques aux marques qui les recherchent, selon le principe de gratuité, qui structure la plupart de ces extensions de territoire. Faut-il penser, comme le faisait récemment Edwy Plenel dans les Inrockuptibles, que « ... pour l’information politique et générale, le modèle gratuit publicitaire n’a aucun avenir. » ?
Le modèle de la gratuité
Le modèle de la gratuité, prédominant sur Internet, constitue une fuite en avant qui pose la question de l’effet recherché par la communication numérique et, plus fondamentalement, de l’avenir des liens entre les marques et les gens. Progressivement, Internet a été envahi de bannières indifférenciées, car grâce à l’achat au coût par clic, le gaspillage ne coûtait rien. Cette napalmisation a provoqué une division par cent du taux de clic en une décennie. Pour enrayer cette érosion accélérée des retours, les acteurs du net sont récemment passés au ciblage comportemental qui envoie à l’internaute des sollicitations en fonction de son itinéraire sur le web. Avec son corollaire, le Big data – c’est-à-dire la gestion des bases de données sur les consommateurs à des fins de sollicitations commerciales –, cette approche repose en principe sur une intention vertueuse : repérer ce qui intéresse les gens afin de leur apporter des offres qui leur sont adaptées.
Des souris blanches de laboratoire
La réalité est moins glorieuse si l’on a une vision un peu critique. De fait, on n’est pas loin de l’image du labyrinthe de laboratoire rempli de souris blanches devant lesquelles on ouvre et on ferme des portes et auxquelles on fait miroiter des récompenses pour les amener au comportement recherché. Les gens commencent à s’apercevoir de ces mécaniques manipulatrices et à laisser sur les forums des commentaires peu sympathiques. On peut prédire l’usure du ciblage comportemental, tant du fait de la prise de conscience d’une partie de la population (celle justement que les publicitaires recherchent) que de la montée en puissance des règlementations destinées à protéger la vie privée des citoyens.
Un relâchement du lien avec les gens
Pour revenir au rôle des médias dans ce schéma, on voit bien que le recours, même partiel, aux pratiques induites par la gratuité comporte de réels dangers. Premier écueil : la valorisation financière des flux se traduit par une recherche effrénée de contacts, même furtifs, avec les gens, aux dépens de la valeur ajoutée des contenus issus des médias. La généralisation des systèmes d’enchères sur les espaces digitaux (les adexchange) renforce cette banalisation. Il en résulte un relâchement du lien entre les gens et les médias, avec de gros risques potentiels pour ces derniers. S’ils deviennent, de leur propre fait, des commodités, sur quoi reposera leur business model futur quand le modèle publicitaire montrera des signes de faiblesse ? Ne seront-ils pas mis sur le même plan que le moindre contenu pondu par des inconnus sur les réseaux sociaux ? Et seront-ils en mesure de concurrencer le rouleau compresseur des Google et Facebok qui deviendront, s’ils ne le sont déjà, des réflexes pour un grand nombre de besoins d’information ? Il n’est pas certain que le récent accord signé par les éditeurs français avec Google sur la rémunération de leurs contenus suffise à créer un nouvel équilibre systémique et financier pour les médias.
Préserver le capital des médias
Dans ce contexte, l’affaiblissement des médias n’est pas une bonne nouvelle pour les marques. En effet, ils mettent encore au service de celles-ci un capital unique : de la puissance et/ou de l’affinité associée, dans un certain nombre de cas, à une qualité de contenus et à des contextes d’exposition qu’on ne trouve que rarement sur le net. C’est une dépendance que l’on peut rapprocher de celle de la grande distribution qui a montré, jusque dans le hard discount, qu’elle ne pouvait pas se passer des marques nationales.
Personne ne sait aujourd’hui sur quel modèle financier, voire sous quelle forme structurelle, reposera la survie des médias tels qu’on les connaît aujourd’hui. Mais chacun pressent que les liens qui attachent les gens aux médias resteront un précieux capital, tant pour ces derniers bien sûr, que pour les marques qui les utilisent comme vecteurs actifs de leur communication. Encore faut-il faire perdurer ces liens en les nourrissant de façon adéquate jusqu’à ce que la formule magique devienne évidente. Un exercice qui doit faire passer plus d’une nuit blanche aux patrons des entreprises de médias...
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eric de rugY
Après 15 ans comme médiaplanneur, Eric de Rugy (HEC 75) a lancé Le Lab en 1993, puis dirige l’agence média MEC. Après avoir défriché l’IMC en France avec Né Kid, il a fondé Red Guy, agence d’intégration.
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