IÑfluencia En 2006, vous annonciez que la France était entrée dans l'ère de la « mal info »*. Est-ce toujours le cas ?
daniel muzet Oui, et le phénomène s’est amplifié. Le médiaconsommateur est confronté à la montée de l’info brève et continue, l’explosion des médias numériques, Internet, Twitter, les réseaux sociaux, les smartphones, les tablettes... La norme est désormais le couple format court / temps réel, tandis que les médias d’approfondissement et d’explication sont devenus l’exception.
Simultanément, le temps médiatique s’est encore accéléré : une actualité chasse l’autre plus vite encore. Les télés traditionnelles se sont calées sur le format des chaînes de news, les quotidiens sur le rythme du net, les hebdos n’apportent plus guère la capacité de décryptage qui leur appartenait, surfant sur le chaud de la semaine et prenant la place des quotidiens. Les mensuels se sont hebdomadairisés...
Un rythme infernal s’est imposé à l’ensemble des acteurs publics : le « télé-président »** Nicolas Sarkozy a ouvert la brèche, hommes politiques, patrons, syndicalistes même, s’y sont engouffrés, emportés par la frénésie des médias de temps réel, courant d’un plateau vers un autre… au point de donner le tournis. Songeons que le temps moyen de réponse d’un invité à la question d’un journaliste a été divisé par 20 en 20 ans !
Les mécanismes de la mal info se sont également considérablement amplifiés, en raison d'une multiplication des sources d’information, nourrie par la méfiance qui s’exerce à l’endroit de chacune d’entre elles. Multitasking et picorage sont la règle. Les Français sont obèses d’informations, mais leur mémoire vive est de plus en plus courte. Jamais ils n’ont été autant informés, mais jamais ils n’ont aussi mal compris ce qu’il se passait autour d’eux.
IÑ D'où une méfiance accrue vis-à-vis des médias ?
DM L’individu est devenu médiatico-sensible. Les infos diffusées sur les écrans de nos vies structurent désormais nos représentations du monde. De plus, l’information et la fiction se sont mélangées : pipolisation, infotainment, docu fiction, etc., le vrai et le faux se confondent. Dans le clair-obscur de l’information, tous les « hold-up » du sens peuvent être commis. Il n’est pas nécessaire qu’une chose soit vraie pour être crédible, il suffit qu’elle soit vraisemblable. On en voit chaque jour les conséquences.
L’information, telle qu’on l’a connue et telle qu’on l’enseigne encore largement dans les écoles de journalisme, est en voie de disparition.On est entré dans une zone de non droit : c’est à celui qui criera le plus fort. Au prétexte de booster les audiences, certaine presse, comme certains acteurs de la chaîne de la malbouffe, fait fi de la traçabilité de l’information et tente de nous faire prendre du cheval pour du bœuf... C’est le médiaconsommateur qui est floué ! En permanence, celui-ci doit être aux aguets : suis-je informé ou manipulé ? La méfiance monte. Le discrédit des médias atteint des sommets. L’information est non seulement de moins en moins fiable, mais elle est de plus en plus changeante, éphémère, notamment parce qu’elle a été « déhiérarchisée ». Sur le linéaire de l’info, tout se vaut.
IÑ Mais cette volatilité de l’info répond aussi à une volatilité de l’opinion ?
DM Elle y répond et la nourrit à la fois. L’opinion publique est devenue - comme par écho - de plus en plus volatile, fluctuant au gré des modes et des sondages, prête à gober le premier ragot. Quand on interroge les gens, dans les enquêtes, ils nous disent de plus en plus, non pas ce qu’ils pensent, mais ce qu’ils ont « vu à la télé » la veille ou « entendu à la radio » le matin. Ils puisent leurs réponses dans le « prêt à penser » en kit que leur offrent les médias. Résultat : l’appréhension des grands sujets qui interpellent le monde, à l’heure de la complexité, que ce soit dans le domaine économique, géopolitique, de la bioéthique, ou dans bien d’autres, est devenue très superficielle.
D’emballement en emballement, le crédit de l’information a fondu. Le rapport à la politique s’est détérioré, le fossé s’agrandissant entre nos dirigeants et le peuple. Quand les Français allument le poste, à l’heure du journal, la vie qu’ils appréhendent, à travers le prisme du petit écran, est déformée. Bien souvent, ils ne se reconnaissent pas dans les récits qui défilent sous leurs yeux, dont les ressorts leur paraissent obéir à des logiques qui les dépassent : pouvoir, argent, influence, etc. C’est sur ce terreau que naît la théorie du complot et que se développent l’abstention ou les doctrines les plus extrêmes. La confiance dans la politique a fondu en même temps que le lien démocratique s’altérait. Plus grave que la crise économique, nous vivons une crise du sens.
IÑ Les médias peuvent-ils recréer du sens ?
DM Il appartient à chacun de créer du sens car nous ne sortirons de la crise que lorsque nous aurons introduit du sens – ne serait-ce qu’un peu – dans nos sociétés. L’individu attend aujourd’hui d’une entreprise, d’une marque, d’une collectivité ou de toute autre entité, quelle qu’elle soit, qu’elle œuvre à son profit certes, mais aussi qu’elle apporte sa contribution à l’intérêt général. Avec la crise de 2008, les gens ont compris qu’on ne pouvait plus continuer à poursuivre des stratégies seulement individuelles et à ne pas gérer le collectif. Et même si l’on observe en ce moment un mouvement de repli sur soi, qui trouve sa manifestation dans le champ public avec le made in France, la demande de collectif n’a pas tari.
Mais recréer du sens, ce n’est pas seulement agir, c’est convaincre les autres du bien-fondé de son action et les entraîner à ses côtés pour qu’ils prennent leur part du changement ou du progrès.
Il y a là une dimension de conviction et de mobilisation, qui passe par de la production symbolique plus que par de la communication, et qui vise à recréer du collectif en associant les consommateurs, les citoyens, la population, aux actions menées. Les marques, en particulier, en s’affichant, en dialoguant avec l’opinion, doivent inviter à une histoire commune, à un projet qui est d’abord un projet narratif. Le rôle des médias est ici essentiel car ils sont de puissants vecteurs d’éclairage des enjeux et de cadrage de ces mobilisations.
Le problème est que les médias sont aujourd’hui les seuls maîtres du récit : ils détiennent l’agenda, sur lequel ils inscrivent – ou pas – l’événement. Ils racontent l’histoire. Ils sont la puissance invitante et peuvent décider d’ouvrir leurs colonnes ou de faire venir sur leur plateau la bonne personne aussi bien que l’usurpateur, l’entité représentative aussi bien que celle qui ne l’est pas du tout mais qui a réussi, grâce à ses réseaux ou à ses talents médiatiques, à se faire inviter. Dans le bruit de fond généralisé, ce sont eux qui sont les premiers fournisseurs – sinon de sens – du moins de mythologies. Les médias sont les premiers storytellers.
J’invite les acteurs, publics comme privés, à reprendre le contrôle de leur récit. Si une entreprise, une marque, un territoire, une organisation professionnelle... n’a pas de récit, elle n’existe pas ; pire, elle risque de s’en voir imposer un qu’elle n’aura pas choisi, et ce ne sera certainement pas le meilleur ! Tout notre travail à l’Institut Médiascopie consiste, dans ce grand fatras qu’est la « mal info », à révéler, à travers nos études « les mots de », les usages symboliques des marques et des acteurs, et à leur donner sens et cohérence en les encryptant dans un récit.
*2006. La mal info, enquête sur des consommateurs de médias. Paris, L’Aube. **Le Téléprésident - Essai Sur Un Pouvoir Médiatique, Denis Muzet, François Jost, Editions de L'aube – 2008, réédit. 2011
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Isabelle Musnik
Directrice des contenus et de la rédaction
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