2012, les Français veulent croire en un avenir meilleur. Sans surprise, le huitième Festival du Mot* décerne sa palme au changement élu "mot de l’année" par le public. Pour le linguiste Alain Rey, rien de très mystérieux là-dessous : « les Français espèrent évidemment un progrès par rapport au passé parce qu’ils veulent croire que le changement est forcément positif ».
Passage d'un état à un autre, action de modifier quelque chose…, le nom changement désigne spontanément un processus dynamique ; il relève d’un constat factuel, objectif et s’interdit a priori tout jugement de valeur. Les années passant semblent pourtant l’avoir chargé d’optimisme, d’espérance en des lendemains enchantés. Tout est bon dans le changement, répète à l’envi notre société qui s’en est emparée comme d’un gri-gri, d’un mantra superstitieux proféré à la face d’un monde angoissant.
L’incitation à l’action, credo publicitaire
Mettant à jour les désirs souterrains des consommateurs, la publicité multiplie les injonctions : le « Changez d'ère » de BMW trouve son équivalent homonymique chez Fly « Changez d'air ». Tout aussi ambitieuse est l’exhortation de Renault qui voit dans la voiture un vecteur de révolution sociétale : « Changeons de vie, changeons l'automobile ». Quant aux campagnes menées par le château de Versailles, si elles incitent évidemment au dépaysement avec leur signature « Changez de décor », c’est l’art de regarder autrement qu’elles cultivent à travers des plans rapprochés qui modifient la perception traditionnelle du lieu. Dans ces phrases, l’individu est interpellé directement. Il est appelé à se prendre en main, à assumer sa destinée, dans un fantasme de toute puissance prométhéenne qui semble laisser indifférent un ciel devenu bien silencieux. Aujourd’hui, société de consommation oblige, ce pourrait bien être les marques qui donnent aux hommes les moyens de leur libération.
Rien ne se crée, tout se transforme au pays des politiques
Depuis quelques années, le changement fait donc florès, devenant un lieu commun où se croisent et se succèdent les publicitaires, mais aussi - et personne ne s’en étonnera- les hommes politiques. De Valéry Giscard d’Estaing en son temps, à François Hollande, en passant par Eva Joly, le changement et ses dérivés verbaux fait figure de cliché inévitable. Seulement, dans la surenchère des promesses, chacun se targue de détenir le seul et authentique « vrai changement ». Rien de bien différent sous le soleil d’Outre-Atlantique : l’un des slogans utilisés par Barack Obama en 2008 (« Change we can believe in ») revient en 2012 revisité par Mitt Romney, son rival malheureux, « Real change on day one ». Mot fourre-tout aux allures de panacée, miroir aux alouettes suranné qui continue d’agir miraculeusement, le changement fait rêver. Exit le passé aux relents d’échecs, place à un avenir porteur de réussites ! Le nom changement véhicule une idée d'alternance politique dénuée de toute brutalité. Point de rupture ici, encore moins de révolution, puisque l'on reste dans un cadre très institutionnel.
Le fantasme du progrès historique
Ancrage d’un discours conventionnel, le changement est porteur d’une tension temporelle. Il condamne le passé, souvent assimilé à un temps long, celui de la stabilité - de l’inertie ? - et lui oppose un temps bref, celui d’un champ des possibles encore infini. Vertige d’une page encore blanche. L'idéologie du changement ne dit rien d’autre, elle qui repose sur la certitude que la bonne société est celle qu'il faut construire. Erigé en critère moral, le changement finit par distinguer ce qui est bien de ce qui ne l'est pas, tirant parti de ses connotations positives fraîchement acquises. Aux orties, l'image fixiste et biblique de la société qui a prévalu pendant longtemps. Darwin a de beaux jours devant lui, sa théorie de l’évolution brassant confusément sélection naturelle et sens du progrès.
Ne pas évoluer, c’est disparaître
Le monde change ; il s’agit bien de ne pas rester sur le quai. Accélérateur de temps, le numérique cristallise cette ®évolution galopante à laquelle il faut s’adapter. Les entreprises sont aussi promptes à célébrer le changement, synonyme de compétitivité et de réactivité. Accompagner et gérer les mutations pour mieux les maîtriser, tel est l’objectif de ce concept-clé du management moderne, la « conduite du changement ». Derrière cette dénomination, une revendication : celle d’un défi collectif qui récuse toute forme de passivité, voire de fatalisme.
« Si nous voulons que tout continue, il faut que d’abord tout change ». C’est en ces termes que s’exprime Tancredi, personnage opportuniste écartelé entre l’inexorable déclin de l’ancien monde et l’avènement révolutionnaire du nouveau. Cette célèbre sentence du roman de Lampedusa, Le Guépard, trouverait à s’inscrire au frontispice de nos sociétés. Elle met en mots ce désir qui anime nos contemporains d’entrer dans le mouvement, de crainte qu’il nous dépasse, nous absorbe, pour le diriger à notre guise.
Cycles du changement, récurrences et permanences
Dans cette course vers l’avant, certaines voix s’élèvent pourtant, vestales des traditions et savoir-faire ancestraux, gardiennes des valeurs et mythes fondateurs. La méfiance à l’égard du changement n’est pas que le fait d’esprits timorés ou conservateurs ; elle repose aussi sur la conscience de l’évolution cyclique des individus et sociétés, inséparable d’une permanence structurelle et structurante. Circulaire comme l’est d’ailleurs la méthode du changement de Hudson. Si elle présente nos vies comme une succession de cycles composés chacun de quatre phases, elle emprunte à la nature sa saisonnalité, les transformations d’un système qui finit toujours par revenir à son état initial.
Loi naturelle qui s’applique à l’univers entier, le changement s’inscrit donc dans une dialectique paradoxale qui concilie le même et l’autre. C’est bien ce qu’il y a cinquante ans Valéry Giscard d’Estaing prônait déjà dans sa formule « Le changement dans la continuité », pastiche oxymorique des philosophies grecques et asiatiques qui affirmèrent autrefois l’impermanence primordiale et perpétuelle.
Préserver l’équilibre avec le changement
L’individu se transforme, la société évolue, mais les grands systèmes demeurent. Ainsi le changement affecte-t-il un individu dont la structure identitaire reste pourtant inaltérable. Finalement, ce qui est en jeu, c’est la question de l’identité et au-delà, de l’équilibre rassurant prodigué par l’organisation sociale. L’invocation au changement est devenue une formule magique incantatoire destinée paradoxalement à le tenir à distance, pour éviter tout débordement. Signe éloquent, le mot boudé par le public et arrivé bon dernier au Festival des Mots de 2012 est le mot… rupture.
*Le Festival du Mot est né en 2005. Artistes, écrivains, poètes et chercheurs se retrouvent pendant cinq jours pour faire sourire et réfléchir. Un jury de personnalités littéraires et artistiques choisit, parmi une liste proposée par Alain Rey, le Mot de l'année. En parallèle, le public fait son propre choix.
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Severine Chapon
Agrégée de lettres, cette sémiologue cofondatrice de Sémiosine, institut d’études sémiologiques appliquées au marketing et à la com’, accompagne les marques dans leurs stratégies par le langage et l’imaginaire. semiosine.com
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