IÑfluencia Quels marqueurs du changement avez-vous identifiés?
SERGE PAPIN On sent bien que cette époque est en train de changer et que nous vivons une transition forte après la fin d'un monde né après la guerre où on était reparti sur une production en lien avec une consommation effrénée après les privations. C'est le moment où l'agriculture s'est développée d'une manière extraordinaire dans notre pays. On a demandé aux agriculteurs de nourrir la France et en le faisant, ils ont également nourri l'Europe. La grande distribution et l'urbanisation sont nées de ce mouvement et les hommes politiques ont accompagné ces transformations. Il y avait une espèce de modernité à la quantité: consommer plus, manger plus, plus de voitures, plus de routes, de grands travaux. Plus plus plus...
Aujourd'hui nous sommes en train de tourner cette page car les Hommes se rendent compte que tout cela ne mène pas au bonheur, mais plutôt à plus d' anxiolytiques ! On voit bien qu'à un moment ce mode de vie pose des problèmes sur l'environnement, la santé, et tout simplement le plaisir.... Il y a une prise de conscience, voire une véritable lucidité sur ce sujet. René Char disait que « la lucidité est la blessure la plus proche du soleil» et il avait raison.
Cette crise nous invite aux changements de comportements car chacun a bien conscience que l'on ne peut plus vivre de la même façon. Le rapport à la consommation s'est distancié. Les gens commencent à penser, comme l'affirme Pierre Rabhi que la sobriété et la modération peuvent être heureuses. Le rapport à la propriété est également en train de changer. Les gens considèrent que l'usage est aussi important que la propriété. Plutôt que d'acheter une perceuse on la loue, on va à l' hôtel plutôt que de posséder une maison de campagne, on loue une voiture ou on fait du co-voiturage, plutôt que d'acquérir le dernier modèle...
IÑ Comment réagir?
sp Tout cela rentre en résonance avec un environnement qui a besoin qu'on tire un peu moins sur la bête. Et nous renvoie à un modèle qui est en train de s'interroger. Mais nos élus ont tendance à s'appuyer sur le modèle ancien car il faut bien dire que l'ENA ce n'est pas synonyme de créativité! On nous dit que pour faire repartir la croissance, on va relancer les grands travaux, ou favoriser les entreprises qui ont des problèmes, à coups de subventions. En fait on se préoccupe plus de l'arbre qui tombe que de la forêt qui pousse...
Le paradoxe de cette société est qu'on peut créer des emplois dans des registres qui peuvent à la fois se conjuguer et se placer à deux extrêmes : la technologie, le commerce et l'artisanat. Pourtant modernité et tradition ne s'opposent pas. Elles se conjuguent. Il faut retrouver du sens, redonner de l'envie à l'artisanat, aux métiers de proximité et de bouche. On en a besoin. On doit probablement trouver dans les 5 ans qui viennent 50 000 emplois dans l'artisanat. On peut également trouver 50 000 autres emplois -et à terme recréer des magasins dans les villes- dans les métiers de bouche: boulangers, bouchers, charcutiers... il faut encourager les jeunes à aller dans ces secteurs. C'est un projet de société, sinon on confie tout à l'industrie ! Mais pour cela, on a besoin aussi de gens qui accompagneront le changement et qui ne se réfugient pas dans le « ah c'était mieux avant ». Il est temps de tourner la page, sans pour autant la déchirer. Le changement en sera d'autant plus efficace.
IÑ Concrètement comment avez-vous vu les consommateurs évoluer?
sp Les changements sont vraiment structurels. Les gens ne sont plus certains aujourd'hui qu'acheter un produit soit générateur de bien-être. On quitte la consommation quantitative, qui était un des marqueurs des Trente Glorieuses, pour aller vers une consommation plus qualitative, qui passe par d'autres leviers que ceux de la consommation de produits. Et notamment alimentaires. On fait porter symboliquement au budget alimentaire tout le poids du pouvoir d'achat alors qu'il devient un poste plus petit de dépenses des ménages par rapport au logement. Et on demande à l'alimentation d'être la variable d'ajustement ! Le consommateur veut consommer mieux et différemment plutôt que consommer plus. Les gens veulent vivre, c'est à dire être connecté, mais aussi prendre le temps d'être en famille ou avec des amis, de partir en vacances, en voyage...
Par exemple, on s'aperçoit que de plus en plus les Français privilégient le fait maison plutôt que le prêt à manger. Dans les années 90, on nous prédisait qu'on allait s'anglo-saxonniser. Or on s'aperçoit que le repas à la française soit le midi avec les collèges soit le soir entre famille ou amis, est un moment qui créé du lien. Proposer du fait maison car on prend le temps de faire les courses et de cuisiner est plus économique, plus équilibré et donne plus de plaisir. La génération des quadra commence en avoir plus conscience et c'est un signal à donner aux jeunes générations qui mangent de plus en plus mal. Si on veut aller vers un modèle de société plus apaisée, cela commence aussi par là.
IÑ Que pensez vous de la tendance "achetez français"?
sp Ce n'est pas du chauvinisme. Il y a une réalité: les gens ont deux visions, celle du monde et en même temps ils ont un vrai un attachement à l'économie résidentielle, locale. S'ils privilégient les produits faits et transformés ici, ils savent bien qu'il y a de l'emploi derrière. Une dimension nouvelle est apparue, c'est celle du consommateur-citoyen, qui recherche du sens. Et de notre côté, si nous pouvons conjuguer à la fois le « made in France » et un bon rapport qualité-prix, nous fédérons la demande. Et nous ouvrons de plus en plus notre réseau à ces produits.
IÑ Dans votre rôle de distributeur, comment pouvez-vous répondre à ces évolutions ?
sp Dans ce changement les commerçants ont des responsabilités nouvelles. Nous ne pouvons pas être un acteur qui serait seulement en bout de chaîne. Non, nous avons une responsabilité nouvelle. Pour répondre à nos ambitions, il faut une maîtrise à la fois sur la production, sur la rémunération du producteur qui doit être correcte, sur la marge prise par la distribution et sur le prix rendu au consommateur. Il faut que cela ait une incidence sur la manière de produire, sur le coût et en maîtrisant aussi l'effet de source. Ce qui veut dire qu'il faut avoir chez nous sans doute plus d'ingénieurs agronomes ou ayant une formation de biologiste et un peu moins d' acheteurs d'hier. Les distributeurs sont des acteurs de plus en plus responsables face à des clients de plus en plus raisonnables.
IÑ Et en matière de services?
sp Nous avons commencé, et allons continuer, à adapter notre offre hors alimentaire à cette nouvelle donne qu'est la location, car la valeur d'usage prend le pas sur la valeur de propriété. Nous sommes ainsi le premier loueur de petits véhicules utilitaires. Nous avons 20 000 véhicules qui sillonnent la France. Cela ne se sait pas, mais nous sommes devant Hertz ou Avis. Nous sommes aussi le loueur, à plus ou moins longue durée, du 2e véhicule ou du véhicule de dépannage, et nous avons 600 agences dans toute la France, qui sont autant de magasins. Nous sommes en train également de tester des services de location d'autres produits et services, comme la location de matériel de bricolage.
Nous nous adaptons à ce monde qui change. À nous de ne plus travailler systématiquement la croissance du panier moyen, d'éduquer également le consommateur à la lutte contre le gaspillage.... Il faut aussi trouver de nouvelles voies vers la création de valeur, notamment en investissant plus sur les métiers traditionnels. La modernité de demain sera autant d'avoir le bon boucher que la dernière technologie et la difficulté du challenge sera dans l'humain.
IÑ Donc le magasin de demain sera très différent?
sp Nous sommes entrés dans l'ère de la consommation plus intelligente, du consommer mieux, le consommateur exerce son pouvoir d'acheter. Il veut tout. À nous de réagir à cette nouvelle donne. Il est évident que nous allons assister à une lente érosion de l'hypermarché.
Le modèle du très grand hyper, qui reposait sur la quantité, la puissance promotionnelle, et les ventes hors alimentaire, et dans lequel les consommateurs venaient faire leurs courses pour plusieurs semaines semble derrière nous. Le magasin de demain sera à taille humaine, plus accessible, il conjuguera les achats plaisir à une offre de services très étendus. Aujourd'hui les gens souhaitent acheter des produits en plus petite quantité, tous les jours ou en tout cas très souvent et bien sûr au prix le plus bas possible, ce que permet le supermarché de proximité.
De plus, de nouveaux opérateurs comment Amazon, Cdiscount et bien d'autres, qui ne faisaient pas partie de nos concurrents directs il y a encore quelques années viennent concurrencer l'hyper sur le terrain du non alimentaire.
Le drive également qui représente déjà 10 % du chiffre d’affaires de certains magasins, est en train de bouleverser la donne, en termes de taille et de modèle de magasin, de rapports aux produits mais également de comportement du consommateur. Le drive en effet ne nourrit pas les achats d’impulsion qu'on faisait au dernier moment en passant aux caisses. Il faut s'adapter à ces changements et cela nous oblige, par compensation, à être encore meilleurs et plus professionnels dans le service à apporter à nos clients dans nos magasins physiques. Le consommateur demande à la fois la dernière technologie disponible pour pouvoir faire ses courses sur Internet et en même temps il veut un bon boucher car cela crée du lien et il a besoin d'être rassuré dans ses achats. Bizarrement plus il y a d'internet plus il y a besoin de liens. Nous sommes des magasins bien ancrés dans les territoires, et nous avons de vrais savoir-faire qu'il faut encore plus développer.
Le commerce c'est une relation, il ne faut jamais l'oublier.
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Isabelle Musnik
Directrice des contenus et de la rédaction
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