IÑfluencia Comment vivez-vous l’époque ?
SONIA SIEFF Je fais partie de la génération chômage, cela a toujours été dur. J’ai la chance de faire un métier, la pub, qui me permet de travailler en parallèle sur mes projets personnels, d’alterner. C’est un luxe. Et cela n’a pas été facile. Je travaille depuis l’âge de 17 ans. J’ai fait tous les métiers, embarqué sur des paquebots, sur des plateaux, puis dans des magazines. Je me suis beaucoup battue, on m’a beaucoup découragée. Notamment des agents. Et puis c’est vrai qu’aujourd’hui tout le monde fait de la photographie. Il faut donc se protéger, ne pas se réveiller et s’endormir suspendu à ce qui défile sur Instagram. Croire en soi, savoir qui l’on est. En ce moment, je redécouvre l’argentique, le plaisir de l’attente, de la surprise de l’accident.
IÑ Que vous inspire la pub ?
SS Je n’ai pas connu l’âge d’or de la pub. J’ai beaucoup de chance de travailler avec des clients qui m’ont choisie pour ce que je suis. C’est-à-dire non pas pour exécuter leurs idées, mais pour ma direction artistique. Qu’il s’agisse de marques avec lesquelles je travaille en direct (Estée Lauder) ou en agence (Roger Vivier, agence Mixte ; Hop!, agence Les Gaulois, désormais HumanSeven), cela se passe avec respect. Sans doute parce que je bosse avec des seniors qui sont cultivés, qui ont des références. Plus largement, je suis consciente que la publicité est un business, qu’elle est là pour vendre. Mais l’écart entre les bénéfices que font certaines entreprises et les budgets alloués aux films m’effare. Je préfère ne pas trop y penser. En revanche, j’aime les démarches responsables dans la mode, comme celle de Stella McCartney, qui refuse de travailler le cuir. Ou celle des chaussures de sport Veja qui sont éco-compatibles. Et je suis heureuse aussi qu’il soit inscrit maintenant sur une image publicitaire « cette fille est retouchée », c’est un devoir de santé publique. Les femmes doivent être protégées de ces diktats qu’on leur impose.
IÑ VOUS PARLEZ DE DIKTATS…
ÇA FAIT LA UNE DES JOURNAUX. QUEL EST VOTRE POINT DE VUE SUR LES RELATIONS HOMMES-FEMMES ?
SS Sujet sensible… Tout d’abord, je crois – nous concernant, hommes et femmes – que la question du respect n’a pas de genre. Elle vaut pour nous tous. On connaît des femmes atroces, des types qui le sont tout autant. Concernant le problème du harcèlement commis par tous les Weinstein de la terre, il est évidemment inacceptable, et il faut lutter pour que le respect remporte la partie. Donc, normal et heureusement que les paroles se libèrent ! C’est le côté virulent, agressif de certaines qui, je pense, risque de décrédibiliser ce qui, plus qu’un mouvement, est juste une question de respect et de bienveillance mutuelle. Or, comme les femmes sont en colère… leurs messages remplis de rage passent mal.
IÑ MAIS COMMENT FAIRE AUTREMENT?
SS Personnellement, dans nos milieux, c’est monnaie courante… Et à moins qu’on me mette une arme sur la tempe, je ne coucherai avec personne si je n’en ai pas envie. Mais nous ne sommes pas toutes égales, et chacune de nous a ses propres failles. Alors, il faut s’interroger sur ce qui fait que certaines femmes sont armées, d’autres pas. Pourquoi joue-t-on le jeu du pouvoir, quelles craintes y a-t-il derrière ? Et pourquoi certains hommes osent ? C’est tout un système bâti par les hommes pour les hommes qu’il faut changer. Cela ne semble jamais être gagné...
IÑ Pour revenir à votre actualité, VOUS NE VOUS ÉLOIGNEZ GUÈRE DU « luxe »…
SS Je travaille pour des crèmes, de la mode, de la beauté… je fais du beau pour du beau. Je ne pourrais pas le faire pour des yaourts. Je sais qu’aujourd’hui des pans entiers de l’économie sont régis par l’argent et le marketing. Certains clients deviennent tellement puissants qu’ils ne laissent aucune chance à la créativité. Ceux qui veulent tout maîtriser, enfermer leur démarche publicitaire dans des graphiques et des schémas, font parfois appel à des artistes… C’est une très mauvaise idée. Il ne faut pas oublier que la création est souvent le résultat d’un accident. Au final, un film ressemble rarement au scénario que l’on a écrit. Et c’est ce qui en fait la force.
IÑ Comment se fait-on une place à 20 ans ?
SS Pendant une dizaine d’années, j’ai été confrontée au droit d’aînesse. Il n’y en avait que pour les anciens. Des photographes intouchables. Et increvables. Que tous s’arrachaient. Et toi pendant ce temps tu frappes aux portes, tu obtiens des rendez-vous, mais les pros te disent : ici tu es en France, cela prend du temps de s’imposer, ton tour viendra. Puis les verrous ont enfin sauté. Les jeunes ont eu le droit d’être vus, écoutés. Le métier de photographe est précaire. Mon patronyme ? Il m’a autant servie que desservie.
IÑ Comment décririez-vous votre univers ?
SS Nous vivons une époque où tout le monde est à même de gâcher son identité, d’obéir à l’immédiateté, de ne pas réfléchir. C’est le côté fast-food de notre société. Dans la photo ou la pub, c’est pareil. Les photographes perdent leur âme, font du plagiat ou se plient à l’air du temps. Alors il faut être soi, se couper du flux, se retrouver. Lorsque je signe l’ouvrage Les Françaises [Rizzoli, 2017], je photographie une histoire, celle de mes amies, anonymes ou connues. Je ne suis pas partie dans la rue avec un directeur de casting. C’est tout simplement mon univers qui est là. Et il est très changeant. Je suis capable de faire beaucoup de choses, je fais en sorte de ne jamais me laisser enfermer dans une petite boîte. Ma force c’est le contact humain, ma détermination et ma vision.
La création est souvent
le résultat d’un accident.
Au final, un film ressemble
rarement au scénario
que l’on a écrit.
IÑ Votre rêve ?
SS Je sais que je vais écrire, réaliser, mais la photographie est mon élément. J’ai eu la chance d’avoir un père qui était aussi admirable dans son œuvre que dans sa vie (le photographe Jeanloup Sieff, ndlr). Beaucoup d’artistes sont des tyrans domestiques en famille, font régner la terreur. Lui a fait en sorte de n’écraser personne, et m’a permis de faire mon chemin en photographie sans avoir été dans l’injonction. On peut dire que la photographie était dans nos vies, mais que je me la suis appropriée à mon niveau. Mon père m’a offert mon premier appareil photo lorsque j’avais 17 ans, c’est tard !
Cristina Alonso
Rédactrice en chef