Quand la monnaie frappe juste
FRÉDÉRIC THERIN
De plus en plus de citoyens se réunissent pour créer leur devise locale. L’État, pour l’instant, laisse faire sans protester… ce procédé venant de facto à la rescousse de l’économie des territoires.
 
Connaissez-vous l’eusko basque, la roue provençale, le sol-violette de Toulouse, la gonette de Lyon, la pêche francilienne ou le rollon normand ? Ces spécialités ne sont pas des fromages ou des recettes gourmandes, mais des… monnaies locales. Depuis 2010, plus d’une soixantaine de ces devises ont été créées en France. Ces monnaies, qui sont « mises en place par une association qui en assure la gestion avec l’aide d’un établissement financier », sont « complémentaires » et « adossées » à l’euro – selon la loi du 31 juillet 2014 sur l’économie sociale et solidaire qui leur a donné pour la première fois une base légale –, mais elles ne peuvent être « utilisées que sur un territoire restreint et ne concernent qu’un éventail réduit de biens et services ». Leur succès récent est impressionnant.

Six ans à peine après sa création, l’eusko est devenue la plus importante monnaie locale d’Europe. Plus d’un million et demi d’euskos sont détenus par 3 800 adhérents particuliers, qui peuvent les dépenser chez plus de 1 000 professionnels basés dans 22 communes du Pays basque. Le tiers de ces fonds est composé de billets et le reste est disponible sur des comptes numériques. L’association émettrice, sans but lucratif, Euskal Moneta, fondée en janvier 2013, a également distribué plus de 100 000 euskos à une cinquantaine de structures locales, car 3 % de chaque euro converti en eusko leur sont reversés.

La crise financière et l’envie de nombreux citoyens de reprendre leur destin en main et de ne pas être aussi dépendants des banques et de l’État expliquent le retour en grâce des monnaies locales.


Un long filon

Les monnaies locales ne datent pas d’hier. Elles ont existé en Europe de façon continue entre… Charlemagne et Napoléon. Les pièces de métal précieux en or ou en argent étaient utilisées pour le commerce lointain ou le paiement des taxes royales. Les devises en plomb, en zinc ou en cuivre, qui étaient émises par les autorités municipales ou religieuses, servaient, elles, de moyen d’échange dans la vie quotidienne. Ces jetons, appelés méreaux, pouvaient être versés à un ouvrier travaillant sur le chantier d’une cathédrale et être échangés dans une auberge contre un repas ou une chambre pour la nuit. Les souverains français ont aussi souvent utilisé cette « monnaie de plomb » pour payer leurs serviteurs. Et les faux-monnayeurs qui falsifiaient ces devises encouraient les mêmes peines que les faussaires de monnaie royale, soit l’ébouillantement, le marquage au fer rouge ou la mise au pilori.

Le succès des systèmes monétaires régionaux ne s’est jamais démenti au fil des siècles. Leur « abolition n’a rien à voir avec une question d’efficacité économique », expliquent Bernard Lietaer et Margrit Kennedy dans leur ouvrage intitulé Monnaies régionales – De nouvelles voies vers une prospérité durable. « La véritable cause est plutôt à rechercher dans les aspirations unificatrices de l’autorité centrale […] qui entendait étendre l’usage de son propre système monétaire pour mieux contrôler les économies régionales. »

La crise financière et l’envie de nombreux citoyens de reprendre leur destin en main et de ne pas être aussi dépendants des banques et de l’État expliquent le retour en grâce des monnaies locales. « Notre objectif n’est pas de remplacer l’euro, mais d’encourager le commerce régional tout en finançant des projets associatifs comme des crèches ou des complexes sportifs », souligne Christophe Levannier, un commerçant de Traunstein, une ville allemande dans laquelle de nombreux commerçants acceptent les Chiemgauer. Cette devise fondée en 2003, et dont se sont inspirées de nombreuses initiatives en France a adopté le système de « fonte » qui a été imaginé au début du xxe siècle et a été appliqué pour la première fois en Autriche durant la crise économique de 1930. Au début de chaque trimestre, sur chaque bon en Chiemgauer, est collé un timbre qui lui fait perdre 2 % de sa valeur faciale. « Cela encourage les consommateurs à dépenser plus rapidement leur argent, ajoute M. Levannier. Avant la fin de chaque trimestre, les échanges en Chiemgauer augmentent de 20 % parce que les gens veulent se débarrasser de leurs billets pour ne pas payer le timbre. Le Chiemgauer circule de ce fait deux à trois fois plus rapidement que l’euro. » De nombreuses monnaies locales en France ont adopté le même système.

Le WIR adopté en 1934 est la raison principale qui explique la stabilité de l’économie suisse.


Une économie d’avenir

D’autres « devises complémentaires » n’utilisent pas de liquidités. Elles se servent d’un modèle plus proche du troc. Un des exemples les plus anciens est celui du WIR, en Suisse. Adopté par 60 000 sociétés, soit environ 20 % à 30 % des PME du pays, ce moyen de paiement créé en 1934 existe sous forme de chéquier ou de carte à puce. Concrètement, ce système fonctionne en circuit fermé et permet la vente de produits et de services en utilisant comme unité de compte le « WIR ». L’entreprise vendeuse reçoit un crédit en WIR, et la société acheteuse, le débit correspondant. Une étude du chercheur américain James Stodder a montré que cette monnaie était la raison principale qui expliquait la stabilité de l’économie suisse. « Elle agit de manière anticyclique, souligne Michel Wilson, ancien fonctionnaire territorial à la Région Rhône-Alpes. Dans les périodes de récession, l’activité en WIR augmente et elle ralentit lorsque la croissance est forte. » Par les temps qui courent, les devises locales ont un avenir radieux devant elles…
frederic therin
Rédacteur
 
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