Les moissons de la culture
FRÉDÉRIC THERIN
Illustrations • Inkie
Qu’ils soient écrivains, acteurs, réalisateurs, interprètes, les « stars » de la culture n’hésitent plus à se rendre en province pour promouvoir qui un ouvrage, qui un film, qui un EP. Cet intérêt pour les territoires a un petit côté vieille France, désuet, mais ne nous y trompons pas, il n’est pas dénué d’arrière-pensée… Les tournées nationales peuvent rapporter gros, très gros.
 
Si tous les chemins mènent à Rome, les voies du succès ne conduisent plus toutes à Paris. La carte du réseau SNCF ressemble certes toujours à une étoile avec ses lignes qui convergent vers la capitale. La politique nationale de la culture, les sièges des plus importantes entreprises, les principaux centres culturels… Paname reste le cœur de la nation. Les acteurs, chanteurs et écrivains ont longtemps été contraints de quitter leur province pour « monter » à Paris afin de faire carrière. Les entrées dans les cinémas parisiens étaient celles qui étaient comptabilisées pour définir le succès d’un film. Une tournée n’était pas réussie si elle ne se terminait pas dans une des grandes salles de la capitale. Et un auteur n’avait aucune chance d’être populaire dans les librairies si les critiques littéraires parisiens qui « comptent » ne l’avaient pas adoubé. Mais les temps changent…

Des signatures par milliers

Les écrivains et leur éditeur, les acteurs, les réalisateurs et les artistes accompagnés de leurs producteurs n’hésitent plus à prendre le train ou la voiture pour aller à la rencontre des publics en province. Salons, conférences, avant-premières, festivals, salles de concert… Les « vedettes » sillonnent désormais les territoires pour créer du vivant et tisser des liens avec leurs spectateurs et leurs lecteurs. Internet permettant une diffusion exponentielle de la culture, il nourrit les appétits d’événementiel partout en France. Le succès des réseaux sociaux en témoigne, la chronologie des médias et les nouveaux modes de consommation encouragent l’essor de ce phénomène qui, pourtant, ne date pas d’hier.

Les maisons d’édition ont été les premières à montrer la voie.


Les maisons d’édition ont été les premières à montrer la voie. « Les salons littéraires ont commencé à se développer dans les années 1950-60 », rappelle Laurent Bertail, le responsable des relations libraires et salons pour les éditions Fayard, Mazarine, Pauvert, Pluriel et 1001 Nuits. « Leur format était assez classique. Les auteurs, assis à une table, attendaient que les lecteurs viennent à eux. Au fil des ans, ces salons se sont multipliés. Beaucoup ont été créés par des municipalités, une façon de prendre un engagement politique en s’adressant à leurs électeurs. Il existe aujourd’hui plusieurs centaines de ces salons en France. Il y en a même trop. » Foire du Livre de Brive-la-Gaillarde, Festival de la bande dessinée d’Angoulême, Comédie du livre de Montpellier, festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo… Livres Hebdo publiait, en 2018, une liste non exhaustive de 185 de ces rendez-vous littéraires aux quatre coins de la France. « Je compare souvent ces salons à des épiceries fines, s’amuse Laurent Bertail. Tout est à la carte pour les auteurs. Nous sommes extrêmement sollicités par les organisateurs de salon, mais nous répondons fréquemment par la négative, car les écrivains ne peuvent pas aller partout. Ce ne sont pas les seuls événements auxquels ils participent… » « Et ces tournées sont de plus en plus fréquentes, cela pour plusieurs raisons, poursuit le cadre du groupe Hachette. Les libraires ont compris qu’ils devaient animer leur commerce et n’hésitent plus à pousser les tables pour accueillir des auteurs. Ces manifestations attirent des clients potentiels et fidélisent les habitués. Ensuite, les écrivains émettent le souhait de rencontrer les personnes qui achètent leurs livres. En se déplaçant en province, ils tissent en outre des liens avec les professionnels qui les soutiendront pour leurs prochains ouvrages. » Une tendance commence également à prendre de l’ampleur sur ce marché : les conférences. Les universités ont toujours invité des écrivains ; ceux-ci ne rechignent plus aujourd’hui à parler à un public plus large, qui a parfois payé pour venir les écouter. Ce phénomène est appelé à se développer, selon l’expert de Fayard : « Les tournées en province contribuent au succès d’un livre et à la notoriété d’un auteur, même si cela est difficilement quantifiable en termes de vente. »

Des avant-premières par centaines

Côté 7e art, les producteurs peuvent, eux, mesurer l’impact de leurs « virées » dans les territoires. « Un nombre important d’avant-premières organisées dans les régions attirera au moins 100 000 spectateurs avant même la sortie du film en salle », calcule Quentin Becker, le directeur des relations presse de Gaumont. Les réalisateurs ne s’y sont pas trompés. Pour la sortie de Raid Dingue en 2016, Dany Boon avait présenté sa comédie en personne dans 110 cinémas. En 2017, Guillaume Canet est, lui, allé dans 32 villes pour Rock’n roll. Et l’équipe de Gangsterdam a, pour sa part, passé neuf jours en province à raison de quatre cinémas visités par jour. « On enchaîne, on court toute la journée, expliquait au micro d’Europe 1 Kev Adams. C’est vrai que c’est devenu un exercice difficilement contournable… » Hormis pour leur aspect purement commercial, les avant-premières sont aussi un lieu d’échange privilégié entre réalisateurs et spectateurs. « Olivier Nakache et Éric Toledano apprécient d’avoir le ressenti du public, révèle Quentin Becker. Pour leur dernier film Hors Normes, ils ont participé à des projections dans 70 villes. Albert Dupontel en a fait une centaine pour Au revoir là-haut. Auparavant, le seul retour que les cinéastes avaient était celui des journalistes. Aller en province permet de toucher beaucoup plus de monde. » On peut en effet compter sur les projections qui précèdent la sortie officielle pour faire marcher le bouche à oreille via les fans et attiser la curiosité des cinéphiles. « Tous les films ne s’y prêtent pas, mais les avant-premières peuvent être très efficaces pour ceux qui sont supposés rencontrer plus de succès en région qu’à Paris, reconnaît le porte-parole de Gaumont. Nos équipes commerciales sont capables de prédire cela. »

Nakache et Toledano ont participé à des projections dans 70 villes pour Hors Normes.


Concentrer ses efforts sur certaines productions plutôt que d’autres a également des motivations financières : ces tournées dans les territoires coûtent cher. « L’enveloppe liée au transport et à l’hébergement varie entre 20 000 et 70 000 euros en fonction du nombre d’étapes, évalue Quentin Becker. Les avant-premières existent depuis longtemps, la grande nouveauté est que l’on ne se rend plus uniquement dans les grandes villes, mais aussi dans de plus modestes comme Amiens ou Saint-Jean-de-Luz. Les réseaux sociaux accentuent de plus le succès des tournées en province en facilitant le remplissage des salles. Je pense donc que ce phénomène n’est pas appelé à disparaître… Bien au contraire. »

Des entrées par millions

« Un pour tous, tous pour un » pourrait être enfin le cri de ralliement de tout chanteur arpentant les territoires. Et pour cause… Les concerts en région sont devenus ces dernières années un business extrêmement juteux. Depuis 2005, les recettes de billetterie en France ont été multipliées par 2,5, pour atteindre 930 millions d’euros. Ce chiffre a progressé de 15 % entre 2016 et 2017 (aucune statistique plus récente n’a été publiée par le Centre National de la Musique, ex-CNV). Depuis 2009, les bénéfices des concerts dépassent ceux des ventes de disques. Le succès des festivals et la création de grandes salles partout dans l’Hexagone ouvrent la possibilité aux interprètes d’empocher des sommes très rondelettes. Les recettes des 39 dates de la tournée « Timeless 2013 » de Mylène Farmer ont dépassé le cap symbolique des 50 millions d’euros, selon le magazine Capital. La diffusion unique de son spectacle dans plus de 200 salles de cinéma a, cerise sur le gâteau, attiré 95 000 spectateurs en France. Un record toujours inégalé.

Il existe aujourd’hui 17 Zénith en France.


De nombreuses villes ont inauguré, ces dernières années, des arènes imposantes qui leur permettent d’accueillir de grandes vedettes. À Montpellier, Toulon, Pau, Dijon, Limoges, Clermont-Ferrand, Caen, Amiens ou Orléans... il existe aujourd’hui 17 Zénith en France. Seules deux régions métropolitaines (Corse et Bretagne) ne se sont pas dotées de ce type de salle. Strasbourg détient la plus grande avec 12 079 places. Nancy, Amiens et Limoges sont équipées des plus petites (6 000 sièges, la jauge minimale selon le cahier des charges du réseau), juste devant Paris et ses quelque 6 800 places. D’autres municipalités, qui craignent de ne pas recevoir suffisamment d’artistes pour couvrir leurs frais de fonctionnement, ont préféré opter pour des infrastructures modulables et multifonctions qui peuvent abriter non seulement des concerts, mais aussi des événements sportifs. Certaines « arena » sont donc assez modestes. La Brest Arena peut admettre 5 058 personnes, l’Arena Loire à Trélazé près d’Angers, 6 500, et l’Arena du Pays d’Aix à Aix-en-Provence, 8 500. D’autres sont plus imposantes comme l’Arkéa Arena de Bordeaux (11 300 places), la Sud de France Arena de Montpellier (14 500), l’AccorHotels Arena de Paris (20 300), l’Arena du stade Pierre-Mauroy à Lille (25 000) et Paris La Défense Arena de Nanterre, soit la plus grande salle d’Europe avec une capacité maximum de 40000 places.

Les festivals sont, eux aussi, devenus des étapes majeures et très rémunératrices pour les artistes. En 2019, plus de 7,5 millions de personnes ont assisté à la centaine d’événements qui attirent au moins 15 000 spectateurs. Ce chiffre a progressé de 10 % en deux ans. Plus de 12 % de la population (un Français sur neuf) sont allés à un festival cette année-là, selon le site Touslesfestivals.com. Le Festival Interceltique de Lorient avec ses 800 000 fans de biniou et de bagad reste le plus populaire, loin devant la Fête de l’Humanité (450 000 entrées), La Foire aux Vins d’Alsace (316 140) et les Vieilles Charrues (270 000). Pas moins de 19 événements ont réuni chacun plus de 100 000 festivaliers en 2019. Et 40 % d’entre eux existent depuis plus de vingt ans ; cette longévité prouve que ce modèle économique est pérenne.

La culture n’est plus une spécialité « parisiano-parisienne ».


Les concerts, les Français ado­rent. En 2017, 26,4 millions ont assisté aux 65 420 représentations payantes organisées dans notre pays. Ce chiffre a augmenté de 9 % en un an. 65 % des tickets ont été vendus dans les territoires pour des sommes toujours plus importantes. En dix ans, le prix d’une place a progressé de 25 %, passant de 28 à 35 euros. Assister à une représentation dans un Zénith coûte en moyenne 42 euros, selon une enquête de Que Choisir. Pour voir un des vingt plus gros concerts de l’année, il faut payer 55 euros. Et certaines stars internationales sont beaucoup plus gourmandes, comme Beyoncé au Stade de France (350 euros) ou Mariah Carey à l’Accor­Hotels Arena (300 euros). « L’industrie des concerts n’a jamais été aussi florissante », se réjouissait Tim Leiweke, le DG d’Oak View Group, qui gère un réseau de 29 salles de concert aux États-Unis, dans un discours prononcé lors du Marché international de l’édition musicale (Midem) à Cannes. « Il y a vingt-cinq ans, seuls les Pink Floyd pouvaient rapporter 27 millions de dollars en réalisant une grande tournée. En 2017, 47 tournées ont atteint ce niveau. »

Courtisés de toutes parts, les artistes peuvent aujourd’hui dicter leurs conditions aux organisateurs de festival et aux propriétaires de salle de spectacle avant d’accepter de venir se produire. En dix ans, le prix moyen d’une place de concert dans le monde a ainsi augmenté de 38 % et les revenus pour chaque représentation ont explosé de 87 %, selon la publication experte de l’industrie du concert Pollstar. Le groupe U2 est parvenu à dépasser le milliard de dollars de recettes, juste devant les Rolling Stones (929 millions de dollars) et Ed Sheeran (922 millions). À noter que cet auteur-compositeur-interprète anglais aux cheveux roux aura passé quatre soirs de mai 2019 à Lyon et Bordeaux lors de sa tournée mondiale. Preuve que nos territoires attirent désormais même les plus grandes stars internationales. La culture n’est donc plus une spécialité « parisiano-parisienne ». Mieux vaut tard que jamais…
frederic therin
Rédacteur
 
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