C’est un objet culte qui s’est vendu à des millions d’exemplaires. Près de vingt-cinq ans après sa mise sur le marché, le presse-agrume de Philippe Starck reste toujours un des best-sellers de la firme italienne Alessi, qui le produit. Le designer français se serait inspiré du poulpe pour dessiner, sur une nappe de papier de la pizzéria où il cassait la croûte ce jour-là, ce bel objet à trois pattes en aluminium sur lequel trône un cône rigide de 29 cm de haut.
UN OBJET INUTILISABLE
Le Juicy Salif (c’est son nom) ne manque pas de charme. Rendons à Philippe ce qui a été imaginé par Starck... Tant mieux, car il y a peu de chances qu’il quitte souvent l’étagère sur laquelle il prend la poussière depuis de nombreux mois. Avouons-le sans plus d’ambages, ce presse-agrume est totalement inutilisable. Son inventeur a en effet oublié d’imaginer un récipient pour recueillir le jus des agrumes pressés et omis de prévoir un filtre pour garder à l’écart pépins et pulpe. L’expérience ne mérite pas d’être répétée : le jus de fruit dégouline partout, sauf dans le verre placé sous le poulpe, et c’est des pépins plein la bouche qu’il reste le plan de travail à nettoyer et une chemise propre à enfiler avant d’aller travailler. Merci Alessi...
La société piémontaise ne se préoccupe pas de ce genre de détail. « Le donneur d’ordre ne voulait pas du tout avoir un vrai presse-citron mais un chef-d’œuvre, et un objet de conversation, que l’acheteur pourrait désirer comme une sculpture abstraite, ou tout au moins comme un objet de prestige, mais pas du tout comme un ustensile de cuisine que l’on pourrait utiliser en pratique », résumait Umberto Eco1, l’auteur du Nom de la rose manifestement pas insensible à la qualité de l’outil. L’intéressé ne dit pas le contraire. « Il est très important de travailler sur les frontières de l’impossible sans aller jusqu’à faire des produits que les gens ne comprendront pas ou n’achèteront pas, expliquait dans un entretien au quotidien britannique The Guardian Alberto Alessi, le patron du groupe éponyme. Nous devons avoir un ou deux fiascos par an pour garder notre leadership dans le design. »
JUSTE DE BEAUX OBJETS
Un des plus grands échecs de son histoire, la compagnie italienne le doit également à... Philippe Starck. La bouilloire baptisée Hot Bertaa, lancée en 1990, a été retirée de la vente sept ans plus tard, car le système devant écarter la vapeur de la main de l’amateur de thé s’est révélé inefficace. Les fidèles de la marque ne semblent toutefois pas s’offusquer de se brûler les doigts à chaque fois qu’ils empoignent le manche en métal de la bouilloire Il Conico, en forme de cône comme l’indique son nom, imaginée par Aldo Rossi, pour Alessi. Allez comprendre...
La firme transalpine n’est pas la seule à oublier l’usage supposé de ses créations lors de la validation de ses projets. Le Danois Carlo Volf n’a ainsi visiblement pas pensé au fessier de ses clients en dessinant la Stick Chair. Le siège en béton du Suisse Stefan Zwicky ne convient pas non plus à tous les parquets, vu son poids d’une tonne, quand même. On a également vu des accros de la propreté devenir fous à force de déloger les miettes coincées dans les replis du canapé Togo de Michel Ducaroy. Pensons enfin aux clients du Canadien Barrymore Furniture Galleries qui ont pu être étonnés de devoir payer 1 430 dollars pour s’offrir un fauteuil entièrement fabriqué à partir de morceaux de radiateurs des années 1980.
LES ARCHITECTES MONTRÉS DU DOIGT
Les designers d’objets ne sont pas les seuls à être accusés de ne pas trop penser aux consommateurs finals quand ils imaginent leurs créations. Les architectes sont également souvent montrés du doigt. La superstar Jean Nouvel est notamment connue pour ne pas se soucier de la qualité des ouvrages qu’il dessine. Entre le carrelage et les fissures de sa piscine du Havre – qui a dû être fermée huit mois pour travaux quatre ans après son inauguration –, la salle des pas perdus du tribunal de grande instance de Nantes – qui prend l’eau à la moindre averse –, les nombreuses malfaçons de l’opéra de Lyon ou les problèmes d’isolation de ses logements de Mulhouse, le lauréat du prestigieux prix Pritzker a plutôt mauvaise réputation. Mais peut-on pour autant parler de « mauvais design » ? Et, question cruciale, est-il possible de tout faire sous couvert de design ? Le problème est qu’il a longtemps existé une confusion des genres entre la créativité et le design, particulièrement en France.
LES DESIGNERS SONT-ILS DES ARTISTES ?
« Pendant longtemps, le design a surtout été une question d’esthétique en raison de nos traditions dans les arts décoratifs et de notre savoir-faire en matière d’artisanat, reconnaît Anne-Marie Sargueil, la présidente de l’Institut français du design. Cela nous a fermé beaucoup de portes et nous avons pris un certain retard dans l’intégration du design en France. » Directeur général de l’agence W & Cie, Martin Piot ne dit rien d’autre : « En France, le design est encore perçu comme une activité de saltimbanque, alors qu’en Angleterre, ce métier est considéré comme une industrie à part entière. » La presse a joué un rôle néfaste dans ce phénomène. « Les magazines vantent l’aspect esthétique du design, constate Emmanuel Thouan, cofondateur de Dici, une agence de conseil en stratégie de marque. Cela fait l’affaire des nombreuses écoles spécialisées, qui font croire à leurs élèves qu’ils pourront vivre, après cinq ans d’études, en dessinant des chaises. Mais si, chaque année, 3 500 modèles de chaises sont déposés, rares sont ceux qui rencontrent un véritable succès. Le design, ce n’est pas cela... » « Pour nous, le design c’est avant tout une fonction qui répond à un usage, résume Martin Piot, qui travaille pour de nombreux clients prestigieux tels Accor, Peugeot, Aéroports de Paris, Crédit Agricole ou Sodexo. Tout le monde pense que le design est une affaire d’esthétique, mais la fonction qu’il remplit l’emporte sur tout le reste. Si Citroën a imaginé les AirBumps pour sa Cactus, c’est avant tout pour protéger la voiture, car 80 % des chocs subis par un véhicule concernent ses portières. Aujourd’hui, on réfléchit en premier lieu à l’utilité d’un design. » Emmanuel Thouan suit la même stratégie. « Notre objectif n’est pas de faire plaisir, mais de répondre à un besoin », explique le patron de Dici, qui a notamment imaginé le packaging de la distillerie de whisky... bretonne Warenghem.
De nombreux designers continuent toutefois de se considérer davantage comme des artistes que comme des prestataires de service. On trouve ainsi aujourd’hui sur la Toile des indépendants qui se définissent toujours comme des « artistes designers ». Certains feraient n’importe quoi pour se faire connaître. « Des designers acceptent de travailler gratuitement pour des sociétés afin d’avoir leur nom sur un produit, et d’autres sont même prêts à rembourser l’entreprise avec laquelle ils collaborent si leurs créations se vendent mal », constate Emmanuel Thouan. Créatifs en mal de reconnaissance, artistes dans l’âme qui ne veulent pas corrompre leur talent en pensant aux besoins de leurs clients... mais aussi indépendants qui répondent avec professionnalisme à un cahier des charges précis. Les designers sont nombreux et... différents les uns des autres.
TROP CHER, LE DESIGN ?
Si le design doit effectivement répondre à un besoin, certaines créations aujourd’hui en vente peuvent en conséquence être considérées comme mauvaises. « Pour moi, le presse-citron de Starck, ce n’est pas du design, mais un objet », tranche Martin Piot. « Les belles chaises inutilisables, hors de prix et mal foutues continuent de nous donner une mauvaise image », renchérit Emmanuel Thouan. Une enquête de l’institut OpinionWay pour l’Usine à Design montre ainsi que 90 % des Français continuent de trouver les objets design trop chers2. D’un autre côté, le Juicy Salif et autres Il Conico continuent de faire la fortune d’Alessi alors qu’ils sont presque inutilisables.
Un design aujourd’hui décrié peut également se transformer en véritable icône créative quelques années plus tard. Un objet peut enfin remplir une fonction sans être pour autant utilisé. Philippe Starck aime répéter que son presse-citron représente un design basé sur la sémantique. Son objectif ne serait donc pas de fournir du jus de fruit, mais de lancer des discussions. Sa série limitée à 9 999 exemplaires dorés à l’or fin n’était-elle pas d’ailleurs livrée avec une note précisant : « Juicy Salif Gold est un objet de collection. Ne l’utilisez pas comme presse-citron ; le contact avec l’acide pourrait endommager la couche dorée » ? Un ustensile de cuisine plaqué or à laisser dans les placards... voilà qui n’a pas manqué de créer une belle polémique. Le design est peut-être aussi fait pour cela.
1. Dire presque la même chose, expériences de traduction (Dire quasi la stessa cosa : esperienze di traduzione). 2. Enquête auprès d’un échantillon de 1 034 personnes âgées de 18 ans et plus, représentatif de la population française, constitué selon la méthode des quotas, du 24 au 27 août 2010.
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frederic therin
Rédacteur
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« Nous devons avoir un ou deux fiascos par an
pour garder notre leadership dans le design. »
Alberto Alessi
Illustrations de Sophie Della Corte