Le téléachat reste dans nos mémoires associé à Pierre Bellemare, qui anima dès 1987 l’émission sur TF1 « Magazine de l’objet », rebaptisée « Téléshopping ». L’année suivante, M6 surfait à son tour sur la vague. Imaginez la nouveauté de ces émissions par rapport aux catalogues de vente par correspondance : acheter à distance de chez soi en visualisant les produits sur son téléviseur, en voyant comment ils fonctionnent… Une véritable révolution dans le commerce !
Aujourd’hui, M6 et TF1 se partagent les quelque 250 millions d’euros du marché français avec leurs émissions – disponibles sur le câble, le satellite et l’ADSL –, qui drainent pour chacune près de deux millions de commandes par an. Le secteur se porte bien : les chiffres d’affaires de M6 et de TF1 ont continué de croître en 2014. Mais la France est en retard par rapport à d’autres pays. La « faute » à une législation jugée par les protagonistes coercitive en matière de diffusion – les émissions de téléachat cumulent les règles de la télévision et celles de la VAD (vidéo à la demande). Une législation élaborée et surveillée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Quelques chiffres pour comprendre la hargne des pionniers français : 1,7 milliard d’euros pour le téléachat en Allemagne avec 17 chaînes dédiées et 39 millions de foyers touchés ; 1,4 milliard au Royaume-Uni avec 11 chaînes et 27 millions de foyers touchés (sources ERA, JP Morgan,
FEVAD, Screendigest).
M6 a déjà tenté quatre candidatures, TF1, deux. Mais les fréquences disponibles ne sont pas extensibles et, surtout, le CSA n’a jamais accepté… Alors, cette fois, poussées sans doute par l’arrivée du mastodonte américain QVC (leader mondial de la distribution multicanale via la télévision et le e-commerce) sur leur pré carré (lire page 62), les deux ennemis d’hier avaient présenté mi-
septembre 2015 au CSA un projet commun sous le nom de code Ha26 – les deux chaînes privées espéraient obtenir le canal 26 de la TNT – et sur lequel Nicolas de Tavernost, président de M6, et Nonce Paolini, président de TF1, fondaient beaucoup d’espoir. Une galerie commerciale audiovisuelle que devaient se partager les deux groupes, en alternance, a priori un jour sur deux. Pas moins de 16 heures de direct quotidiennes étaient prévues à terme. « Nous serons concurrents dans un centre commercial commun », avait résumé Nonce Paolini. L’objectif était de « tripler le marché actuel » du téléachat, pour un investissement de 6,5 millions d’euros par an pour le coût de diffusion en HD, et 23 millions par an pour les programmes. Plusieurs années étaient nécessaires pour rentabiliser la chaîne, reconnaissaient les deux protagonistes. Mais le jeu en valait la chandelle : « La moitié des Français reçoivent la TNT gratuitement », a rappelé Nonce Paolini. Mais le CSA a finalement retoqué le projet mi-octobre. Exit Ha26…
UN PAYSAGE SANS NUAGE
On pourrait penser que le téléachat a vieilli avec sa cible et qu’avec l’explosion du e-commerce, il a perdu de sa superbe. Eh bien, pas du tout ! Les shoppers, qu’ils soient jeunes ou vieux se prennent au jeu. « C’est du snobisme que de dire que le téléachat s’adresse à une population vieillissante et provinciale », s’insurge Ronan de Fressenel, directeur général de Ventadis, pôle de vente à distance du groupe M6 (qui gère notamment M6 Boutique). Certes, reconnaît-il, « la cible est un peu plus féminine, mais notre cœur de cible est large : de 30 à 60 ans, toutes catégories socioprofessionnelles confondues. Le panier moyen tourne autour de 80 euros ». « Notre cible est plutôt féminine 45/50 ans, de CSP sur la moyenne française. Mais le week-end permet de toucher un public plus masculin grâce aux produits de bricolage et électroniques », note de son côté Jérôme Dillard, directeur général de Téléshopping (groupe TF1), en ajoutant : « Nous avons des clients dans toute la France, mais, historiquement, nous sommes surreprésentés dans les régions fortes en vente à distance, comme le Nord. »
En ce qui concerne l’arrivée du e-commerce, le bilan est serein. « Nous avons ressenti la concurrence d’Internet, explique Jérôme Dillard, mais nos clients ne sont pas partis pour autant, car nous leur apportons une expérience différente et une caution. Un site qui “copiera” un produit que nous avons présenté et le proposera à prix cassé ne produira que de la déception. » Au contraire, Internet a entraîné des modifications favorables : 40 % des commandes passent par Internet, le reste par téléphone. Et le multi-écran progresse : les plus jeunes regardent sur Internet et achètent via leur mobile. Mais les émissions restent le cœur du dispositif. La concentration des commandes se fait dans la demi-heure qui suit l’émission. Le téléachat participe au processus de convergence des médias. Loin d’être devenu obsolète, il profite des innovations numériques et accompagne la télévision dans son évolution vers davantage d’interactivité. Sur QVC, les shoppers peuvent déjà dialoguer avec les présentateurs et les experts à l’antenne via la page Facebook (plus de 2 millions de fans dans le monde), sur laquelle leurs posts, questions et témoignages sont repris en direct. L’acheteur est réellement devenu acteur.
Alors, le téléachat : média ou canal de distribution ? « Nous sommes les deux à la fois, répond Jérôme Dillard. Média parce que nous fabriquons un spectacle, et distributeur via notre canal de vente. Nous devons séduire en permanence. Avec souvent des produits inconnus venant de petites entreprises. »
UN MODÈLE TRES MARKETÉ
Le téléachat est une vitrine, mais aussi un canal de vente efficace pour les entreprises fournisseurs, car il permet de toucher un large public en un minimum de temps. Mais il implique plusieurs règles marketing : un casting des produits rigoureux (qui doivent apporter une forte valeur ajoutée, tant innovants que fiables) et une mise en scène télégénique qui favorise l’achat d’impulsion.
Dans l’étude « Télé-achat : la France doit-elle enfin acheter le concept ? », l’enseignant-chercheur et consultant en stratégie Olivier Babeau (lire page 58) résume les avantages du téléachat : un moyen d’acheter plus facilement, un acte récréatif, un puissant levier d’accès pour les fournisseurs, une activité bénéfique pour l’économie et l’emploi… De plus, le téléachat a de sérieux atouts contre Internet et les Web TV : une expérience achat basée sur la démonstration télévisuelle du produit, une couverture de diffusion et une audience importantes, et surtout la confiance, qui reste un obstacle au développement du e-commerce, qui ne représente encore – il est bon de le rappeler – que 6 % du commerce de détail en France (source FEVAD/Insee). La grande force du téléachat, c’est l’aide au choix.
Confirmation du côté des protagonistes : « Les plus du téléachat : des produits originaux et innovants, que l’on commande de chez soi, en s’amusant. Nous facilitons le processus d’achat », insiste Ronan de Fressenel. « Le téléachat prend sa force dans la narration et l’animation. Les consommateurs veulent du choix et de la mise en scène. Et aussi l’animation favorise la confiance. C’est un critère d’achat important. » C’est sur cette force que se fondaient les espoirs d’une chaîne dédiée.
Mais l’avenir du téléachat ne passera pas, du moins dans un futur proche, par Ha26 ou d’autres chaînes. M6 et TF1 qui pleurent. Et les concurrents qui rient. Des concurrents qui ne viennent plus seulement du e-commerce : Google s’apprête à lancer Buy, un bouton qui permettra d’acheter directement un produit sans passer par la case distributeur !.
|
catherine heurtebise
Rédactrice
|