IÑfluencia nous sommes de plus en plus mobiles. Jusqu'où ? Quelles sont les limites ?
Bruno Marzloff La mobilité est un élément de recomposition du paysage sociologique. Elle est le point de départ d'une réflexion, que je mène depuis la fin des années 90, autour de la chronomobilité. La mobilité est à la fois un problème social, de logistique quotidienne et un enjeu de l'imaginaire. Elle s'est imposée partout : dans la société, dans les villes, dans les entreprises, en s'immisçant dans leurs stratégies et en influençant leurs prospectives, leurs innovations.
Il y a une vraie inflation de la mobilité, plus rapide que la démographie. Avec l'explosion de la métropolisation et l'éparpillement des ressources sur tout le territoire, les déplacements croissent plus vite que la population. Entre 1982 et 2008, le parcours domicile-travail est passé de 9 à 15 kilomètres.
Mais paradoxalement la mobilité trouve ses limites dans les transports eux-mêmes. Les déplacements sont trop motorisés, trop chers, trop chronophages, trop polluants... et ne sont plus la solution aux problèmes de mobilité, en tout cas plus la seule.
Une réponse classique signifierait construire toujours plus d’infrastructures. Or en se limitant à ces dernières, on ne peut pas surmonter les défis qui se posent à la ville, car on n’agit que sur l'offre en se contentant de la réguler... Le plus bel exemple est Le Grand Paris et son Grand Paris Express*, qui même avec les moyens de ses ambitions, renvoie à une vision industrielle dépassée : toujours plus vite et toujours plus loin.
Ne serait-il pas plus intelligent de regarder les comportements des citadins pour formuler d’autres stratégies ? Face au métro londonien saturé, Transport for London a ainsi créé un programme baptisé Legible London, et a choisi de... faire marcher les Londoniens. L'opérateur a installé des mobiliers urbains et lancé une campagne de communication pour expliquer que certains parcours sont plus rapides à pied.
IÑ nous sommes donc en train de prendre un mauvais chemin ? Comment l’éviter ?
BM Nous passons tous une grande partie de notre temps dans les moyens de locomotion. Si les autorités en charge des transports et les usagers échangeaient entre eux les informations qu'ils détiennent, ce flux de données réactualisées en permanence pourrait servir à adapter l’offre à la demande.
Londres a ainsi investi 8 milliards d’euros dans ses infrastructures transport pour les JO. Mais l’autorité de Transport For London était face à un enjeu considérable. Car aux quelque 12 millions de voyageurs quotidiens, 3 millions se sont ajoutés lors des Olympiades. D’où l’initiative d’installer le Centre de gestion du trafic londonien (Traffic Update Desk), un laboratoire du Big Data, qui brassait les données en provenance de tous les terminaux (caméras de surveillance, système d’évaluation du trafic...). Le Centre fournissait des renseignements actualisés aux habitants sur les transports publics et les embouteillages afin de fluidifier les déplacements.
D’une logique purement d'infrastructures, on est passé à une logique d'optimisation et à une transformation radicale de la relation au transport physique. Seule cette démarche de transparence permet une vraie économie de temps et d’argent !
IÑ le Big Data, solution miracle pour la mobilité dans une ville numérique ?
BM La « ville numérique » est un fantasme : le numérique n'est pas une solution magique, il ne résoudra pas tous les problèmes. Mais l’ouverture des données constitue un chantier gigantesque. Jusqu'à maintenant, l'information était cloisonnée, théorique.
Elle doit devenir dynamique, en temps réel, prédictive et être croisée avec d'autres. La notion d'éditorialisation de la ville, avec ce qu'elle comporte de circulation de l'information dans des mouvements ascendants autant que descendants, est bien plus riche que la notion de Data.
Car elle amène de nouvelles questions : comment fluidifier les déplacements ? Comment les relier aux ressources de la ville ? Comment améliorer la circulation et le confort dans les transports publics ? Quelles nouvelles solutions imaginer ? Comment réduire en amont la demande ? Et comment transformer la qualité des mobilités, car toutes ne se valent pas.
Le travail représente 25% des motifs de déplacement, 45% des kms parcourus et 90% des dysfonctionnements. Lorsque le temps de transport rallonge notre journée, notre mobilité est subie plutôt que choisie, et confine à une vraie pathologie du transport. Comment alors réduire celle-ci au profit de déplacements de loisir, de sociabilité, de détente ? Le défi est majeur et urgent !
Une étude menée en Grande Bretagne montre qu'une réduction significative de déplacement peut exister grâce à une autre organisation du travail. Si on demandait en effet à une personne sur deux de travailler deux jours par semaine à distance, cela induirait 40 milliards d'euros d'externalités par an pour les ménages, les entreprises et la collectivité. Pour l’entreprise, c’est une réponse à des problématiques de productivité. Pour les collectivités, c’est moins d'infrastructures à entretenir, moins de pollutions à gérer... Pour les salariés, c'est une meilleure qualité de vie. Certes, ces 40 milliards d'euros s'apparentent à une réduction du PIB, mais peut-être est-il nécessaire de trouver d'autres indicateurs et de s'intéresser plutôt au « Bonheur Intérieur Brut ».
IÑ l’usage de la voiture va évoluer, mais dans quel sens ?
BM La voiture a été un vrai choix de société. Elle a modelé le territoire, la ville, les conceptions urbaines et une certaine idée de la liberté. Mais la situation a changé. D'un monde industriel façonné par Ford, on en est arrivé à un monde où le secteur automobile est synonyme d'improductivité. Il y a 50 ans, General Motors était la première capitalisation boursière mondiale. C'est désormais Apple. On est passé de l’automobile au mobile : un glissement sémantique important.
Pourtant l’avenir du déplacement quotidien reste toujours la voiture. Elle est encore le mode de transport le plus pertinent pour 80% des distances parcourues et demeure souvent la seule alternative pour de nombreuses personnes.
Est-il pour autant nécessaire que le parc français affiche 35 millions de véhicules ? Pour résoudre les problèmes de pollution et d'engorgement, l'une des solutions est de créer non plus des transports en commun mais des transports en partage. Petit à petit, on est en train d'assister à une érosion de l’automobile « patrimoniale », qui s’inscrit dans un mouvement plus large où l’imaginaire a basculé du « statutaire » à « l’utilitaire ».
Il faut aussi développer le covoiturage que j’ai baptisé, il y a déjà longtemps, « la voiture servicielle », tout comme l'autopartage. Tous deux ont une logique économique irréfutable pour l’usager et pour la collectivité. Doubler à la fois le taux d’occupation moyen (entre 1, 1 à 1,2 personne par véhicule) et le taux d’usage d’une voiture (elle ne roule que 5% de son temps de vie), permet de quadrupler la productivité d’une automobile. Toutefois, si le covoiturage est de plus en plus pratiqué pour les longs parcours, tout reste à faire pour un petit trajet ou décidé à la dernière minute.
IÑ quelles autres solutions peut-on imaginer en dehors du partage ?
BM L’usager a le choix entre voiture, vélo, train, bus, marche..., ou de les combiner, ou encore de les gérer autrement (travailler hors de son bureau, faire des achats à distance...).
De plus, les sphères personnelle et professionnelle s’imbriquent. Une récente étude révèle que 37 % du temps de travail se passent en dehors des locaux de l'entreprise (domicile, transport, café wi-fi...), notamment par désir de ne plus se confronter au stress répété des transports. La population est devenue très habile dans la recherche des solutions les plus idoines, et la croissance continue du e-commerce montre bien que l'on va désormais vivre une nouvelle notion, celle du « quotidien à distance » : télé-travail, télé-formation, télé-éducation... répondant à une sorte de stratégie d'évitement du déplacement des usagers. La multiplication de tiers-lieux traduit bien la réalité de ces nouveaux espaces assurant de nouvelles fonctionnalités, comme, par exemple, la gare qui héberge des commerces, voire des crèches, La Poste avec ses « points mutiservices », les kiosques serviciels dans les lieux et les parcs publics...
La gestion du temps et de la mobilité est désormais devenue une dimension essentielle de la consommation des ménages. Intimement liée au principe de flexibilité, la mobilité ne se réduit plus au seul critère du mouvement, car sa qualité ne se mesure plus par son intensité mais par la maîtrise de ses moyens. Enfin, elle devient numérique quand elle n'était que physique. Internet et le mobile vont avoir d'autres usages que ceux de la localisation ou du pilotage, à condition de répondre à la problématique de l’information et des services qui est totalement tributaire de la donnée ouverte.
* projet de réseau composé de quatre lignes de « supermétro automatique régional » en boucle autour de Paris, d'une longueur totale de 200 kilomètres.