Le stade de Pékin frétille. L’une des plus belles finales du 800 mètres des jeux Olympiques de l’histoire va s’élancer dans quelques minutes. Nous sommes en 2008. Les coureurs ajustent leur dossard. Les muscles sont bandés. David Lekuta Rudisha, kenyan, est l’un des grands favoris. Son coach, l’Irlandais Brother Colm O’Connell le couve d’un regard paternel depuis le bord de la piste. C’est parti. À mi-course, Rudisha peine à s’extraire du peloton. Le rythme est soutenu. Finalement, c’est son compatriote Wilfrid Bungei qui l’emporte. Dépité et furieux, Rudisha interpelle son coach et lui demande ce qui n’a pas marché. O’Connell connaît la raison de l’échec, mais lui sert pour toute réponse de la découvrir par lui-même. Trois semaines plus tard, Rudisha revient vers lui : « Je crois que j’ai compris. Je me suis laissé enfermer au premier tour. » Rudisha ne commettra plus jamais l’erreur. Mieux, il deviendra double champion olympique à Londres et Rio (en 2012 et 2016), et reste détenteur en 2019 du record du monde du 800-mètres en 1 min 40 s 91 enregistré en 2012.
L’homme qui murmurait à l’oreille… des poulains
S’il y a bien un terme galvaudé, c’est celui de « coach sportif ». Un rapide coup d’œil sur Internet fait apparaître sous la dénomination pléthore de méthodes intuitives voire inappropriées. Un panel de techniques, un fourre-tout qui côtoie le mental, le physique, la sophrologie, l’ostéopathie et autre kinésithérapie… vers lequel le sportif se tourne, pensant trouver LA solution. Beaucoup d’entraîneurs insistent aussi sur le besoin de gagner et la peur de perdre, ce jeu à somme nulle. Pour eux, gain et perte sont indissociables, et ils n’envisagent pas de troisième possibilité. Les notions de cadre, de reformulation, de travail par le sportif lui-même sont quasi inexistantes. La plupart des coaches sont des ex-joueurs, des entraîneurs, qui ont pour seule formation leur vécu de joueur. Le sportif, lui, est jeune. La pression des résultats est immense. Il est submergé de transferts de toutes parts : parents, entraîneurs, agents… qui appliquent leurs propres recettes (ou passent sous silence celles qui n’ont pas fonctionné pour eux) en pensant rendre service à leur coaché. Le coup de grâce est donné par l’omniprésence du quantitatif au détriment du qualitatif.
Les médias utilisent le terme à tour de bras sans en connaître la signification profonde. Pire, à écouter tout ce monde-là, il y aurait d’un côté le « mental », de l’autre le « physique », héritage déformé et malsain de la philosophie de Descartes, et que les progrès des sciences humaines infirment. Mieux, l’imagerie médicale démontre que nous venons toutes et tous au monde avec des intelligences multiples (au nombre de dix), véritable vivier dans lequel puiser. Rares sont ceux qui comme Colm O’Connell ont compris l’art du coaching : accompagner son poulain afin qu’il comprenne par lui-même, par son ouverture à ses propres aptitudes, quels sont ses blocages et comment y remédier, partant du principe que ce qui est compris par soi-même est beaucoup plus fort que par l’intermédiaire d’autrui. Sur plus de cent champions interviewés pour les besoins d’un livre, chaque fois que l’un(e) a développé un minimum de six intelligences, souvent inconsciemment, il est devenu champion de sa vie.
« Mon intelligence
du rythme
et du son,
la musique
de ma glisse,
m’a fait gagner
de précieuses
secondes. » (F. Piccard)
Rien dans les bras,
tout dans la tête
Franck Piccard, skieur alpin français, vice-champion olympique à Albertville en 1992, raconte : « J’avais fait la seule médaille d’or française aux jeux de Calgary [le super-G en 1988, ndlr]. J’étais le seul espoir français, la Fédération était exsangue et je me suis retrouvé à six mois des jeux à six secondes des meilleurs. Un gouffre. J’étais totalement stressé. Heureusement, mon manager m’a conseillé de voir un vrai coach. On a repris alors l’essentiel de ce qui fait un skieur, non pas sur le plan technique, mais sur le son de la glisse, la visualisation, la reconnaissance, les trajectoires. Développer d’autres intelligences chez moi. Chaque course était un laboratoire. Par étape, très rapidement mes chronos sont redevenus bons. Il me fallait chercher ma personnalité dessous cette pression, retrouver le skieur. Le fait de me concentrer par exemple sur mon intelligence du rythme et du son, la musique de ma glisse, m’a fait gagner de précieuses secondes. »
À un an des jeux Olympiques de Rio, Mélina Robert-Michon est très loin dans les classements mondiaux. Lanceuse de disque française, c’est une femme dotée de plusieurs intelligences : une forte aptitude naturaliste – pour avoir été élevée dans la campagne iséroise –, rythmo-musicale, kinesthésique, spatiale, relationnelle. Autant d’intelligences logées dans le cerveau. Il se trouve qu’elle attend un heureux événement. Elle profite de ce temps pour revenir sur ses échecs et analyse différentes études allemandes sur le lancer du disque. Une donnée lui avait échappé jusqu’alors : l’approche mathématique des trajectoires d’un disque dans l’espace, ses frottements dans l’air. L’athlète dévore les explications, modifie son geste initial et le reconstitue peu à peu en fonction de cette intelligence qu’elle ne pensait pas avoir. Elle sera médaille d’argent au lancer du disque de Rio en 2016.
Ancien ailier du XV de France, Christophe Dominici confie : « Avant chaque match, je faisais le tour du stade, des lignes sur le terrain, je me situais. » Outre une intelligence kinesthésique évidente, ce grand champion de rugby a développé une intelligence mathématique (il adore les jeux arithmétiques) et une intelligence spatiale : « J’adore l’architecture. Dès que je rentre quelque part, je vois tout du premier coup d’œil. C’est l’une des raisons pour lesquelles je n’aimais pas jouer à Mayol, à Toulon. Parce que le terrain est bombé et de là ou j’étais, à l’aile, je n’avais plus une vue d’ensemble, plus mes repères. » Il dispose d’une très belle intelligence relationnelle et a dû développer son intelligence intrapersonnelle à cause d’un coup dur – la perte de sa sœur, et la recherche de solutions par la kinesthésie et l’astrologie. Ce drame a également musclé son intelligence spirituelle : « Notre corps est connecté au ciel, tête sur les épaules et les pieds ancrés. Tout le talent consiste à être en équilibre entre ces trois points. » Dominici est intéressé depuis longtemps par la nature et vient d’acquérir deux sources d’eau. Son essai en demi-finale de coupe du monde 1999 contre les All Blacks est la synthèse de toutes ces intelligences : « Dès que mon demi de mêlée Fabien Galthié a le ballon, je sais. » Par sa position du pied, sa prise de balle, son souffle, son regard, le placement des adversaires, le vent… Toutes ces aptitudes étaient présentes et irriguaient son cerveau en interaction constante avec ses muscles, ses tendons, la sécrétion de glucose, la production d’adrénaline. Il admet même être parti avant le coup de pied tellement il l’avait « senti ». Il a couru sans regarder. Ses capteurs lui disaient intimement qu’il récupérerait la balle et qu’il irait à l’essai. « Peu importait le rebond, je savais qu’il était pour moi. »
Quand lui est
demandé d’expliquer
son geste,
Rafael Nadal
rétorque que
l’essentiel en tennis
c’est de ne pas
regarder la balle.
Satori
Le coaching, c’est donc apporter des ouvertures, capter les intelligences que l’athlète détient, mais dont il ignore la portée, et les corréler les unes aux autres. Que ce soit dans l’industrie ou dans le sport, des intelligences très souvent éloignées du « cœur » d’activité se révèlent cruciales pour apporter la confiance en soi, le lâcher-prise, le flow, le satori. Ainsi fait, le sportif comprend que le but n’est pas d’atteindre la cible, mais de bien la viser. Le télos, c’est-à-dire la compréhension intime de ce que nous sommes, la joie et le désir de se connaître comme le préconise Spinoza, de puiser dans ses intelligences multiples, devient plus important que le skopos, le but à atteindre. Paradoxe et vérité obligent, c’est en ne désirant pas mettre à tout prix au cœur de la cible que... nous l’atteignons. Chacun d’entre nous dispose d’un « grand style ». Grand ne voulant pas dire grandiloquent. Au contraire, il s’agit de l’humilité de reconnaître que l’essentiel est d’être sur le chemin, d’accueillir chaque événement comme une occasion unique de mesurer ses progrès, et ainsi de remercier l’adversaire et l’adversité. Un homme et une femme accomplis sont toujours des champions. Un champion est rarement un être accompli.
Pour conclure, et à tout seigneur, tout honneur, analysons les intelligences multiples du tennisman Rafael Nadal, qui témoigne la veille de sa decima [il remportera le 11 juin 2017 son 10e titre à Roland-Garros, ndlr]. Le Majorquin explique sa très belle intelligence relationnelle, son goût immodéré pour la plongée sous-marine et la compréhension de l’écosystème, sa recherche constante de la perfection dans la pratique de l’anglais, sa curiosité très jeune de la mort témoignant d’une forte intelligence existentielle. Mais quand lui est demandé d’expliquer son geste, il rétorque que l’essentiel en tennis c’est de ne pas regarder la balle. De quoi choquer tous ceux qui n’ont jamais reçu comme autre conseil que celui de la fixer. « Je ne la regarde pas, précise-t-il. Je me concentre sur le rythme et sur le son qu’elle fait. » Une intelligence rythmo-musicale, aussi située dans le cerveau de chacun, dont l’énorme avantage est qu’elle fonctionne à 360° (le regard est discontinu). L’expertise pour centrer la balle y est beaucoup plus précise et permet d’entendre simultanément la position de l’adversaire. « C’est Toni [Nadal, son oncle et entraîneur] qui me l’a suggéré. » Quelle belle ouverture de coach. Mais après tout, le grand-père de Rafael ne réparait-il pas des violons ?
CHRISTOPHE BOURGOIS-COSTANTINI
est Executive Coach HEC et conférencier. Il coache des hommes et des femmes en entreprise et des sportifs. Il est l’auteur aux éditions First d’un essai sur le développement personnel et le coaching : Vous êtes dix fois plus intelligent que vous ne l’imaginez. Il est également intervenant sur Europe 1 et BFM.