« LE POUVOIR ET L’INFLUENCE PASSENT EN PARTIE PAR LE BRUIT »
ALAIN DUHAMEL, 74 ANS, EST ÉDITORIALISTE POLITIQUE À RTL, CHRONIQUEUR AU POINT ET À LIBÉRATION. IL A VÉCU L’ÉVOLUTION DES RAPPORTS D’INFLUENCE ENTRE DÉCIDEURS POLITIQUES ET MÉDIAS, ET ENTRE ÉLITES ET CITOYENS. CES DERNIERS SONT DEVENUS HYPER MÉFIANTS. SON ANALYSE.
IÑfluencia COMMENT ANALYSEZ-VOUS L’ÉVOLUTION DES RAPPORTS D’INFLUENCE ENTRE POLITIQUES, MÉDIAS ET CITOYENS ?
ALAIN DUHAMEL Deux mouvements simultanés et non contradictoires se sont produits dans le triangle que constituent politiques, médias et citoyens. Le premier réside dans un phénomène d’égalisation croissante des statuts des dirigeants et des élus politiques, et des journalistes : alors qu’il y a vingt ans une hiérarchie implicite s’établissait entre eux – les politiques au sommet, les journalistes à la base –, aujourd’hui leurs statuts sont devenus plus égalitaires, leurs rapports plus décontractés aussi, parce que les uns dépendent infiniment moins des autres qu’auparavant. Deux raisons essentielles expliquent cette évolution. D’abord, alternance et cohabitation ont conduit à un comportement plus démocratique de la part de chacun, qui cesse de craindre ou de vouloir se faire craindre. Ensuite, du fait de la concurrence, de l’information continue et des réseaux sociaux, les hypothèses de contrôle politique ou les éventuelles tentatives en ce sens n’ont plus aucun sens.
IÑ C’EST UN PHÉNOMÈNE HEXAGONAL, OU UN PHÉNOMÈNE EUROPÉEN VOIRE MONDIAL ?
AD Mondial non, occidental sûrement, français particulièrement. Pas mondial, parce que dans les pays non démocratiques, cela n’a aucune chance ni aucune raison de se produire. Le phénomène est très répandu dans les pays démocratiques et dans les pays occidentaux, notamment du fait des progrès techniques, de l’information continue, des réseaux sociaux qui existent partout, ainsi qu’en raison des alternances sinon des cohabitations. Dans l’ensemble, il existe un phénomène d’homogénéisation croissante politiques/médias et un phénomène de distanciation élites/peuple. En France, le score électoral du Front National en est une illustration ou un symbole. Le profil de ces électeurs est contraire à celui des élites. Il suffit de regarder la composition socioprofessionnelle et culturelle de ceux votant pour le Front National pour s’en apercevoir.
IÑ LA PERCEPTION DE CETTE INFLUENCE A-T-ELLE CHANGÉ ? EST-ELLE « MIEUX » ACCEPTÉE ?
AD La perception de l’influence est plus intense qu’elle ne l’était auparavant, mais n’est pas mieux acceptée ; elle est mieux intégrée, ce n’est pas la même chose. L’influence n’est pas particulièrement souhaitée – elle est même assez souvent subie –, mais c’est une réalité constatée par tout le monde. À partir du moment où il n’y a plus de mystère, plus de secrets, où l’on est obligé en permanence de justifier ce qu’on fait, la question de l’influence existe. Chacun contrôle celle de l’autre à travers sa présence dans les médias.
IÑ L’INFLUENCE SE PRODUIT-ELLE DE MOINS EN MOINS CACHÉE, DE PLUS EN PLUS À CIEL OUVERT ?
AD Oui, c’est un des phénomènes majeurs, aujourd’hui, des réseaux et des techniques d’influence. Auparavant, l’influence était essentiellement publique, en raison par exemple des scrutins politiques, des élections professionnelles, des accords syndicats-entreprises. Aujourd’hui, tout cela est largement balayé par l’information continue et les réseaux sociaux. Chacun peut mesurer en permanence où en est l’autre. Au final, l’influence se produit ouvertement, mais de manière contrainte plutôt que recherchée. L’influence n’est plus taboue, mais elle est devenue une accusation.
Quand César parlait devant le Sénat romain,
il préparait des discours et des interventions brefs et brutaux, mais opérés pour faire du bruit.
Illustration de Zoé Labatut
IÑ EN MATIÈRE D’INFLUENCE, LA TENDANCE CONSISTE À FAIRE DU BRUIT. CETTE FAÇON D’EXERCER SON POUVOIR EST-ELLE UNE NOUVELLE MANIÈRE D’AGIR OU BIEN EST-CE LE NIVEAU SONORE RECHERCHÉ QUI A MONTÉ ?
AD La bonne explication réside dans la seconde hypothèse. La médiation de l’influence est devenue aujourd’hui tellement omniprésente, spectaculaire et professionnalisée, que l’influence éclate en permanence devant les regards. Organiser un bruit médiatique pour asseoir son influence est-il quelque chose de nouveau ? Non, c’est quelque chose d’éternel. Quand César parlait devant le Sénat romain, il préparait des discours et des interventions brefs et brutaux, mais opérés pour faire du bruit. Le pouvoir et l’influence passent en partie par le bruit. Cette recherche a toujours existé. Cela ne veut pas dire que ce soit la forme la plus efficace. Le bruit n’est pas une recette magique. Beaucoup de formes d’influence sont plus efficaces quand elles sont discrètes que lorsqu’elles sont publiques. Mais, répétons-le, il est plus difficile de nos jours d’exercer une influence discrète qu’une influence visible.
IÑ LA FORME DE L’INFLUENCE A ÉVOLUÉ. ENTRE UN VERBATIM ÉLABORÉ, CONSTRUIT, ET LES MOTS EN BREF, À L’EMPORTE-PIÈCE, OU ENCORE LES IMAGES, QUELLE EST LA FORME LA PLUS EFFICACE ?
AD L’image est plus frappante, évidemment. C’est la forme la plus récente, la plus irrationnelle et aussi la plus spectaculaire. Est-ce durable ? Pas forcément ! Sans arrêt de nouvelles techniques naissent. En tout cas, aujourd’hui on est dans une phase où l’image est hégémonique.
IÑ UNE BONNE INFLUENCE, DE QUALITÉ, DOIT-ELLE ÊTRE TRACÉE, DIRE SON ORIGINE, OU AU CONTRAIRE NE PAS LAISSER DE TRACE ?
AD Une bonne influence a pour qualité d’être légitime et efficace. Ce qui revient à dire qu’il y a très peu d’influences qui méritent de l’être.
IÑ LES CITOYENS SOUHAITANT UN MAXIMUM DE TRANSPARENCE NE CROIENT-ILS PAS PLUS VOLONTIERS EN UNE INFLUENCE TRACÉE QU’EN UNE AUTRE ?
AD Il y a plus de chances de croire en une influence tracée qu’en une influence secrète ou qui tente de l’être. Aujourd’hui, on est dans cette phase-là, dans une société de défiance, de défiance notamment vis-à-vis des réseaux d’influence.
IÑ LES PERSONNES INFLUENCÉES NE PERÇOIVENT PLUS L’INFLUENCEUR COMME UNE PERSONNE HONNÊTE.
AD Plus personne aujourd’hui n’est considéré comme honnête a priori. Être un acteur politique, économique, financier, social ou médiatique est considéré au premier abord comme suspect – c’est là où l’on retrouve toujours l’antagonisme peuple/élite. Par principe, l’influence est considérée comme suspecte par la majorité de la population.
Il y aura toujours une place pour l’écrit
et le livre, mais elle sera de plus en plus
restreinte et limitée à une élite cultivée.
Illustration de Zoé Labatut
IÑ SUSPECTE DU FAIT DU FOSSÉ CREUSÉ ENTRE LES ÉLITES ET LA BASE, OU PARCE QUE LA MATIÈRE, LE CONTENU DE CETTE INFLUENCE N’EST PAS CRÉDIBLE ?
AD D’une part parce qu’influence ne signifie pas efficacité. Beaucoup d’influences sont efficaces, mais beaucoup d’autres inefficaces, voire contre-productives. On expérimente bien cela dans la vie sociale et professionnelle. D’autre part parce qu’entre ceux qui exercent une influence identifiée – toutes les influences se voient, certaines directement, d’autres indirectement, certaines spectaculairement ou théâtralement, d’autres presque clandestinement – et ceux qui ont le sentiment de ne pas détenir d’influence, il existe et se développent un soupçon et même des fantasmes complotistes, notamment sur les réseaux sociaux. Avec l’idée que celui qui a une influence est forcément celui qui doit être coupable et veut nous cacher quelque chose. Pour une partie de la population, l’influence est le contraire de la vérité.
IÑ EST-CE À DIRE QUE L’INFLUENCE N’EST CONSIDÉRÉE NI COMME UNE CHOSE BONNE, NI COMME UNE MAUVAISE ?
AD Aujourd’hui, l’influence est regardée comme un mal nécessaire par ceux qui ne la détiennent pas. Je ne pense pas – et je ne souhaite pas – que cela durera.
IÑ LE LIVRE A-T-IL ENCORE DE BEAUX JOURS DEVANT LUI GRÂCE AU TAM-TAM ORCHESTRÉ AVEC LA RADIO ET LA TÉLÉVISION ?
AD Il y aura toujours une place pour l’écrit et le livre, mais elle sera de plus en plus restreinte et limitée à une élite cultivée. Je crois qu’il y aura de plus en plus deux catégories de population – ce qui est extrêmement dangereux et risque de structurer les différences entre élites et peuple. Ceux qui s’informeront à travers l’image et ceux qui s’informeront à travers la lecture. Comme on le sait, cela n’a strictement rien à voir. Aujourd’hui, déjà, quelqu’un qui s’informe à travers l’ensemble des formes d’image apprend sept fois moins de choses qu’une personne qui apprend par l’écrit.
IÑ LES BLOGUEURS « ÉVANGÉLISTES » PROFESSIONNELS SONT-ILS OU NON LES DERNIERS CONQUISTADORS DE L’INFLUENCE ?
AD Les blogs sont une des multiples techniques d’expression, je ne dirais pas modernes, mais récentes. Les blogueurs n’ont pas plus d’influence que les autres. Une personne qui passe sur BFMTV et bénéficie de deux minutes de qualité influence beaucoup plus que des blogueurs. Le blog c’est, si j’ose dire, la chronique parallèle, jouant un rôle analogue à celui que jouait la gazette à la fin du xviiie siècle. C’est une technique parmi d’autres, plus élaborée que le tweet, plus brève qu’un message passant par l’information continue. Son avantage ? Elle dilate la personnalité de celui qui l’utilise.
IÑ EN CONCLUSION, QUELS SONT LES INFLUENCEURS QUI ONT GAGNÉ LA CONFIANCE DE L’OPINION ?
AD Les personnes les plus influentes actuellement sont les tribuns du peuple, les protestataires talentueux… tant qu’ils ne sont que les tribuns du peuple. Dès qu’ils arrivent au pouvoir, ils perdent leurs privilèges, bien entendu. La question aujourd’hui n’est plus d’être éloquent, c’est d’avoir une éloquence protestataire. Actuellement, ce sont eux qui ont gagné la confiance de l’opinion parce qu’on est dans une phase de crise économique, sociétale, culturelle anxiogène depuis quarante ans.