Parce qu’elle matérialise les mots, la typographie rend tangibles les pensées et les intentions. Elle traduit parfois des ambitions artistiques, dans la lignée des calligrammes d’Apollinaire qui stimulaient l’imagination du lecteur pour faire émerger la poésie de la forme du dessin.
L’EFFICACITÉ AVANT TOUT
« Le graphiste doit pouvoir bousculer le regard, dépasser les codes de l’ordinaire et la doxa de la publicité. Il est toujours intéressant d’associer le sens à l’émotion qui se dégage d’un accident et rend le travail singulier », souligne Philippe Apeloig, designer graphique et typographe. Le plus souvent, les caractères s’attachent à faciliter la lecture et à se montrer efficaces. Si leur forme est perçue par le lecteur, ils ne sont pas forcément visibles en tant que tels, sauf lorsqu’ils constituent un obstacle pour entrer dans le texte. Dès les années 1930, la typographe américaine Beatrice Warde1 estimait d’ailleurs que les caractères devaient se mettre en retrait, jusqu’à devenir « invisibles », pour miser sur la concentration sur le sens du texte.
Même lorsqu’elle s’efface, la typographie influence ceux qui sont en contact avec elle. C’est souvent l’usage qui détermine le champ d’expression des caractères. Le Futura, dessiné en 1927 pendant la période du Bauhaus, est devenu un archétype de la mode et du luxe. Vuitton l’emploie pour ses supports de communication. Utilisé par Volkswagen depuis les années 1930, il a aussi été adopté par Ikea ou Canal+. Le Bodoni ou le Didot sont quant à eux des références pour la presse magazine de mode depuis les années 1950.
« Les marques perçoivent ces atmosphères et, en les utilisant, elles espèrent que le consommateur se sentira dans le bon environnement », souligne Jean François Porchez, fondateur de Typofonderie et directeur typographique chez ZeCraft. Dans la grande consommation, il s’agit avant tout d’être efficace : les packagings utiliseront donc des caractères sympathiques pour attirer les enfants, par exemple gourmands ou au contraire très légers dans l’alimentaire…
DES MARQUES INSCRITES DANS LEUR TYPO
La typographie contribue à définir le territoire d’une marque, parfois jusqu’à en devenir l’emblème. Dessiné en 1896 par Georges Vuitton, le monogramme LV est immédiatement devenu le motif iconique des toiles de la maison de luxe. Dans le logo composé par Cassandre pour Yves Saint Laurent en 1961, les trois lettres Y, S et L entrelacées ont incarné d’emblée l’esprit de la maison de haute couture. Pour moderniser l’image de Puiforcat, Philippe Apeloig a dessiné pour son symbole la timbale d’Anne d’Autriche, un nouveau tracé noir et blanc qui a donné au gobelet de l’éclat, du volume, de la matière. Il a aussi travaillé sur l’écriture de la marque en formant le « u » et le « a » de Puiforcat respectivement à partir d’un carré et d’un triangle, et en alignant la timbale sur le « o » central. « Jean Puiforcat faisait des dessins très géométriques pour créer ses pièces d’orfèvrerie. Cette géométrisation était aussi inscrite dans son nom. La nouvelle identité visuelle ancre la marque dans le temps sans limiter ses activités et ses productions à l’art déco », indique le designer.
Si certaines marques utilisent des caractères déjà existants et parfois très anciens, d’autres se dotent de leur propre alphabet. Jusqu’en octobre 2014, Nespresso utilisait le Frutiger, la typographie créée à la fin des années 1960 pour la signalétique de l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle. Le nouvel alphabet, conçu par Jean François Porchez, évoque les caractères italiens des années 1930 à 1960. « Par le nom de ses produits ou la qualité de son café, cette marque suisse souligne des références subtiles à l’Italie. Il s’agissait de capter dans les formes typographiques italiennes la substance pour réaffirmer l’identité de la marque et lui permettre d’asseoir sa différence au moment où certains brevets étaient tombés », explique-t-il. Ces nouveaux codes ont été dévoilés lors de la nouvelle campagne avec Jean Dujardin et dans le flagship des Champs-Élysées.
LA VILLE À LA LETTRE
Les établissements publics ont, eux aussi, besoin d’exister à travers une identité visuelle. Les caractères des transports en commun contribuent souvent à l’identité de la ville. C’est le cas du Johnston, créé en 1916 pour le métro de Londres, de l’Helvetica, utilisé dans le métro de New York, ou encore de la Parisine, mise au point en 1996 chez Porchez Typofonderie pour unifier la signalétique sur les différents réseaux de la RATP.
Comme les marques, les institutions culturelles ont besoin d’être identifiables sur toutes les formes de médias. Pour le Louvre Abou Dabi, l’une des difficultés consistait à trouver un équilibre entre des caractères latins et arabes. « Contrairement à la typographie latine, la typographie arabe est restée très proche de la calligraphie. Il existe peu de polices disponibles sur le marché et la plupart sont transposées de typographies latines », observe son concepteur Philippe Apeloig. Le logo joue la complémentarité entre deux caractères extrêmement fonctionnels : le Frutiger LT Pro pour les lettres latines, et le LAD Arabic, une police spécifiquement conçue pour ce musée par le typographe libanais Kristyan Sarkis. Les deux inscriptions sont reliées par une ligne droite épaisse qui se pose comme un trait d’union entre l’Occident et l’Orient. La ligne est hachurée de traits blancs provenant de différentes directions, matérialisant les effets de lumière voulus par l’architecte Jean Nouvel.
L’ESPRIT DES FORMES
L’écrit n’est pas le seul univers d’expression de la typographie. Au cinéma, elle installe l’ambiance du film : le Trajan a été beaucoup utilisé dans les films hollywoodiens à grand spectacle, les films de science-fiction ont souvent eu recours à l’Eurostile de Novarese… Dans le jeu vidéo, elle permet au joueur de s’immerger dans l’univers qui lui est proposé. « On pourrait croire que le support influence la forme des caractères, mais c’est tout le contraire qui se produit, affirme Jean François Porchez. L’humain est influencé par l’esprit de celui qui a créé les formes, mais pas par le support qui les porte. ».
1. « The Crystal Goblet : Sixteen Essays on Typography », Londres, 1955.
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christine monfort
Rédactrice
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LE NUMÉRIQUE, OU
LA DÉMOCRATISATION
DE LA TYPOGRAPHIE
La numérisation des caractères a rendu accessibles au plus grand nombre des techniques de typographie auparavant très lourdes à manier et réservées à quelques spécialistes. Depuis une trentaine d’années, les graphistes et typographes conçoivent plus facilement leurs créations grâce aux outils de CAO (conception assistée par ordinateur), et de nouveaux talents ont pu émerger. Les « bibliothèques » de polices de caractères portent à la connaissance du plus grand nombre la grande variété des alphabets disponibles, et le développement d’Internet a permis de partager les créations, par exemple sur des réseaux sociaux de créatifs et graphistes comme Behance. De tels sites permettent aux professionnels, étudiants et amateurs éclairés de naviguer dans un bain créatif permanent, de découvrir ce que font leurs confrères et les stars du secteur.
LA TYPO : UN OUTIL
D’AFFIRMATION
DU POUVOIR
De tout temps, la typographie a été un élément d’expression des civilisations, doublé d’un outil puissant d’affirmation du pouvoir. L’alphabet grec a permis de conserver les savoirs et les grands apports de la démocratie. Les élégantes majuscules aux formes carrées de l’écriture romaine ont accompagné et gravé dans la pierre l’expansion de l’Empire. Charlemagne a uniformisé les écritures à travers son empire en imposant la minuscule caroline. Gravé sous le règne de Louis XIV, le « Romain du Roi » était destiné exclusivement à l’Imprimerie Royale et incarnait l’absolutisme de l’Ancien Régime. Rectiligne et fin, Didot est associé au règne de Napoléon. Le Fraktur et le Sütterlin, hérités de l’écriture gothique, avaient connu un renouveau en Allemagne avant l’arrivée au pouvoir des Nazis, mais dans l’inconscient collectif ces alphabets restent associés au Troisième Reich. Pourtant, après les avoir propagés comme des symboles de l’écriture allemande, les Nazis les avaient bannis en 1941, après s’être rendu compte de leur origine juive…