Persuasion, argumentation… l’influence ne se décrète pas, mais doit se justifier pour s’imposer. Et son principal étendard, quel que soit son univers, s’appelle le lobby. Certains travaillent au grand jour lorsque d’autres préfèrent rester dans l’ombre. Les plus téméraires déclarent ouvertement leurs activités, mais la majorité d’entre eux se cachent derrière des titres aussi obscurs qu’abscons. Consultant, conseiller, chercheur, académicien, avocat… leur fonction est aussi floue que leur profession. Leurs employeurs ne manquent pas non plus d’imagination pour dissimuler leurs véritables intentions. « Office public », « cabinet de conseil », « office international », « office européen », « institut de recherche », « organisation non gouvernementale », « association de consommateurs », « syndicat »… cette liste n’est pas exhaustive. Loin de là. Tout ce petit monde exerce pourtant le même métier : lobbyiste.
CAPITALE MONDIALE : BRUXELLES
En France, 141 « représentants d’intérêt » (c’est leur nom officiel) sont enregistrés au registre légal de l’Assemblée Nationale. On retrouve dans cette liste de très grandes entreprises hexagonales comme Air France, Air Liquide, Alstom, Bayer, Canal+, EADS, Lafarge, Poweo, Publicis Consultants, mais aussi la RATP, la SNCF, Monsanto, Carrefour, PPR, Total ou Veolia. Des organisations professionnelles figurent également dans ce document, telle l’Union des industries de la protection des plantes ou l’Association des brasseurs de France. Ces organismes ne représentent toutefois que la minuscule face cachée d’un immense iceberg qui s’enfonce dans les eaux troubles de la politique. Selon les pointages des associations Regards Citoyens et Transparency International, 3 475 organisations professionnelles ou représentants d’intérêts privés ont pénétré dans l’Assemblée Nationale de juillet 2007 à juillet 2010 pour défendre leurs causes auprès des élus ; auxquels s’ajoutent durant ces trois années 478 experts individuels, 96 conseils privés et 42 think tanks. Ces rendez-vous sont souvent l’occasion pour ces professionnels de faire pression sur des élus dans le but de modifier une loi en leur faveur. Le centre névralgique du lobbying sur le Vieux Continent reste toutefois Bruxelles, qui pourrait même bientôt dépasser Washington au titre de capitale mondiale du métier d’influence.
MÉCANIQUEMENT, AGIR AU PLUS PRÈS DE LA COMMISSION
Ils sont partout. Dans les couloirs du Parlement, dans les bureaux de la Commission, dans les ascenseurs du Conseil, aux terrasses des cafés du quartier européen… Les lobbyistes ont envahi Bruxelles. Personne ne connaît leur nombre exact. Le registre de transparence mis en place par l’UE a recensé 8267 groupes de pression dans la capitale belge. Les associations syndicales et professionnelles sont les plus nombreuses (4 047), devant les organisations non gouvernementales (2 136) et les cabinets de consultants ou d’avocats (1 045). Les organismes de recherche et les institutions académiques se sont également multipliés ces dernières années (597), tout comme les entités représentant des autorités locales ou régionales (399). Près de 30 000 lobbyistes travailleraient ainsi à Bruxelles. « On a l’habitude de dire qu’il y a un lobbyiste pour chaque fonctionnaire européen », résume Viviane de Beaufort, professeur à l’Essec.
Leur présence ne date pas d’hier. « Tout a commencé en 1960 lors de la création de la Fédération bancaire européenne, qui était alors la première association sectorielle à l’échelle européenne, explique Joost Mulder de Finance Watch, une ONG qui tente de faire contrepoids aux géants de la finance. Dans les années 1980, le lobby de la Table ronde des industriels européens est apparu, mais le boom dans le secteur financier remonte réellement au début des années 2000. » Ce phénomène s’explique. « Le transfert d’un nombre accru de compétences vers l’UE a fait comprendre aux acteurs économiques que les décisions les concernant étaient prises à Bruxelles et cela les a encouragés presque mécaniquement à faire du lobbying dans la capitale belge et non plus dans chaque pays où ils étaient présents comme dans le passé, résume Viviane de Beaufort. On a vu ce phénomène dans les télécoms, notamment. »
RECRUTEMENTS ET DÉPENSES À TOUT VA
Plus récemment, les géants de l’Internet comme Google, Amazon et Facebook ont embauché en masse des lobbyistes pour tenter de freiner la volonté de la Commission de renforcer la protection des datas. « Voilà bien un secteur où le chômage n’existe pas, ironise Joost Mulder. Le nombre de recrutements ne cesse d’augmenter, tout comme l’argent dépensé, ce qui montre que les lobbyistes valent leurs salaires… » Dans ce domaine également, les experts ne peuvent avancer que des estimations très approximatives, car les données officielles ne sont contrôlées par aucun organisme indépendant. Le registre de transparence révèle ainsi que le cigarettier Philip Morris a englouti entre 5 et 5,25 millions d’euros en 2013 dans des activités de lobbying à Bruxelles, juste devant le pétrolier ExxonMobil (4,75 à 5 millions) et Microsoft (4,5 à 4,75 millions).
Les organisations professionnelles dépensent encore plus d’argent. L’Association des marchés financiers en Europe a ainsi dilapidé 10 millions d’euros en un an, suivie par la Fédération… des pêcheurs écossais (7,75 à 8 millions d’euros) et le Conseil européen de l’industrie chimique (4,75 à 5 millions d’euros). Ces « gros clients » font les choux gras des consultants en tous genres. Le cabinet FleishmanHillard a ainsi accumulé en 2013 plus de 11,5 millions d’euros de revenus grâce à ses activités de lobbying, devant Burson-Marsteller (8,96 millions) et Hill & Knowlton (8,43 millions). Les cabinets d’avocats Beiten Burkhardt et Bird & Bird ont, quant à eux, facturé chacun 10 millions d’euros d’honoraires à leurs clients. Plus d’un milliard d’euros seraient ainsi engloutis en lobbying chaque année.
OUI AUX LOBBYS, NON AU COPINAGE
Mais les groupes de pression ne doivent toutefois pas être accusés de tous les malheurs du monde. Bien loin de là. « Les lobbys ne sont pas tolérés, mais encouragés à Bruxelles, juge Viviane de Beaufort. L’UE souffre d’un manque de démocratie représentative au sein même de ses structures et pour parer à ce problème, les institutions invitent la société civile à participer à l’élaboration des décisions. » Lors de la préparation des textes législatifs, la Commission fait ainsi fréquemment appel à des groupes d’experts composés à la fois de représentants d’entreprises, mais aussi de syndicats, d’associations de consommateurs ou d’universitaires. Ces lobbyistes représentent une source d’informations précieuses pour les députés et les fonctionnaires européens. « Il faut bien que les élus se forment une opinion sur des sujets qui sont souvent très techniques, tranche le représentant d’une ONG. Si les lobbys n’étaient pas là pour les renseigner, ils piocheraient où leurs informations ? à la télévision ? Et puis il est simpliste de dire que les lobbyistes empêchent les lois qui les embêtent d’être adoptées. Ces professionnels souvent échouent. »
La présence de très nombreux organismes à Bruxelles permet également aux décideurs d’avoir une vision « globale » d’un dossier. « Le lobby dans cette ville est un excellent outil démocratique, car il implique tous les acteurs qui sont concernés par un même dossier, précise la professeure de l’Essec. Il faut bétonner ses argumentaires avant de les proposer, car ils sont systématiquement passés à la moulinette avant d’être comparés à l’exposé des gens qui ne partagent pas votre avis. Le copinage ici n’existe pas. Je peux bosser des mois sur un sujet ici, alors qu’à Paris tout était bien plus simple quand j’étais lobbyiste. Il suffisait de connaître un ministre ou un membre de son cabinet pour voir son dossier avancer. » Cette vision « idyllique » doit toutefois être nuancée.
À L’ORIGINE DES LOIS, TOUS LES COUPS SONT PERMIS
Les groupes de pression ne rechignent pas en effet à utiliser des méthodes parfois pas très avouables pour influencer tel ou tel fonctionnaire européen. Il y a tout d’abord les classiques déjeuners « d’affaires » et les cocktails bien arrosés, où un argument est « suggéré » entre deux coupes de champagne. Certaines cérémonies sont aussi l’occasion de défendre ses intérêts. Chaque année, le think tank Eurofi organise ainsi une remise de prix qui réunit tout le gotha de la finance. « Je suis toujours surpris de voir que les idées qui sont lancées ici ou là lors de ce véritable Davos de la Finance semblent se transformer au bout de 48 heures en une sorte de vérité absolue que l’on retrouvera plus tard dans les textes européens », constate un observateur avisé. Certaines sociétés n’hésitent pas non plus à employer « l’artillerie lourde » pour lutter contre des législations contraignantes.
Afin d’empêcher le vote de la directive sur le tabac qui prévoit que les deux côtés des paquets de cigarettes soient recouverts à 65 % par des avertissements visant à dissuader les fumeurs, les groupes du secteur n’ont pas lésiné à la dépense. Philip Morris a ainsi dépêché 161 employés pour faire le forcing auprès des parlementaires. Selon des révélations du quotidien britannique The Guardian, la multinationale est parvenue à rencontrer 233 députés européens. Le groupe a même été capable de connaître avec précision les noms des élus qui pouvaient plaider en sa faveur ou au contraire contrecarrer ses plans. Son programme agressif de lobbying, qui a fuité dans la presse, est une véritable « lèpre pour la démocratie », s’est offusqué le parlementaire chrétien-démocrate Karl-Heinz Florenz. Tous ses confrères ne sont pas aussi farouches…
En 2011, un ancien ministre de l’Intérieur autrichien, un ex vice-Premier ministre roumain et un ancien ministre slovène des affaires étrangères se sont fait piéger par des journalistes du Sunday Times qui se faisaient passer pour lobbyistes et qui leur avaient fait accepter jusqu’à 100 000 euros pour faire adopter des amendements. L’année suivante, le commissaire en charge de la santé, John Dalli a, lui, perdu son poste en raison de ses liens trop étroits avec des cigarettiers.
STOP AUX CHAISES MUSICALES
Bruxelles semble vouloir lutter contre ces abus. La mise en place du registre de transparence, qui comprend les noms des personnes et des organismes qui déclarent faire du lobbying auprès de l’UE est un pas dans le bon sens, mais « l’inscription dans ce document devrait être obligatoire et non pas volontaire comme aujourd’hui », regrette Olivier Hoedeman de Corporate Europe Observatory (CEO), une ONG spécialisée dans la gouvernance européenne et le trafic d’influence des lobbys. Le phénomène des chaises musicales doit aussi être combattu. « Depuis quelques mois, ce petit jeu bat son plein comme après chaque élection, regrette David Lundy qui travaille aussi pour le CEO. Tous les députés libéraux britanniques ont perdu leur poste, à une exception près, et on voit beaucoup d’entre eux rejoindre des banques et des assurances. Ceux qui avaient une expertise financière au Parlement sont particulièrement recherchés. On a aussi repéré six ou sept anciens commissaires, qui ont vite trouvé un travail dans le privé après leur départ de Bruxelles. » Les ONG sont également nombreuses à s’inquiéter de voir des parlementaires occuper un deuxième emploi, avec tous les conflits d’intérêt qu’une telle situation peut engendrer.
La Commission actuelle s’est engagée à lancer des réformes visant à mieux encadrer les lobbys. « Il faut voir si ces promesses vont aboutir à quelque chose de concret, car beaucoup de gens ont tout intérêt à ce que rien ne change ici », déplore Olivier Hoedeman. L’efficacité même des institutions européennes est pourtant en jeu dans ce dossier.
LA DÉMOCRATIE EN DANGER ?
« La présence de nombreux lobbyistes peut menacer le modèle démocratique et engendrer un régime ploutocratique dans lequel les gens qui ont le plus de moyens financiers gagnent les batailles », s’inquiète Christophe Nijdam, le secrétaire général de Finance Watch. Son association et les autres ONG qui tentent de lutter contre la toute puissance des banques semblent en effet jouer le rôle du petit pot de terre, avec leurs 4 millions d’euros de budgets annuels, contre les pots de fer de ce secteur, qui dépensent chaque année 120 millions d’euros dans le lobbying à Bruxelles. Mais les plus puissants ne remportent pas toujours la partie, comme l’a récemment démontré le vote de la directive anti-tabac...
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frederic therin
Rédacteur
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