En 2015, David Jones quittait son poste de directeur général monde du groupe de communication Havas et fondait You & Mr Jones, « le premier groupe de “brandtech” dans le monde ». « Brandtech » ? Kezako ? Encore un anglicisme ou néologisme du digital comme « l’adtech » ou « la martech » ? Non, mais l’étape d’après : l’art de combiner la construction des marques avec le pouvoir de la technologie. Le Gallois en est persuadé : les holdings de publicité traditionnelles ont du mal à se réinventer et n’ont plus de perspective de croissance dans ce nouveau monde, où la révolution technologique a complètement changé la donne et où chacun peut créer son propre contenu. La « brandtech », qui n’en est qu’à ses balbutiements, va également bouleverser en profondeur les métiers du marketing et modifier jusqu’au développement des marques, des produits et des services.
Une position disruptive, donc, tout comme sa conviction depuis toujours que « réussir et rester éthique ne s’excluent pas l’un l’autre ». C’est ainsi qu’en 2009, David Jones avait orchestré – à la demande du secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan – la campagne TckTckTck visant à sensibiliser l’opinion au réchauffement climatique. La plateforme « open source », qui sous son impulsion voit le jour, a réuni plus de 17 millions de signatures pour cette cause. La même année (alors que ce n’était pas autant à la mode), il lançait l’ONG One Young World, un « Davos des jeunes », dont le sommet anniversaire londonien s’est tenu fin octobre 2019. L’idée : offrir aux jeunes les moyens de changer le monde. Un beau et généreux programme.
IÑfluencia Quand vous avez décidé de lancer You & Mr Jones, vouliez-vous créer un nouveau modèle d’agence, ou est-ce quelque chose de complètement différent ?
David Jones Nous avons créé le premier groupe de brandtech dans le monde. On nous demande souvent s’il s’agit d’un nouveau modèle d’agence ou bien de groupe de communication. Mais ce n’est ni l’un ni l’autre. Notre but n’est pas de challenger ou de concurrencer l’industrie publicitaire actuelle, mais de « disrupter » la donne du marketing et d’insuffler une nouvelle catégorie de marketing : la « brandtech », justement. Le téléphone portable, et autres mobiles, a fait l’effet d’une disruption tectonique dans le monde du marketing, a chamboulé la manière dont les gens consomment les contenus et éveillé un appétit pour de nouveaux formats. Il a permis aussi à chacun de produire ses propres contenus, et de générer des quantités de données sans précédent. Notre entreprise s’ancre dans cette révolution que sont les nouvelles mobilités. Nous avons fondé You & Mr Jones pour combler le vide entre les grosses agences publicitaires, dont l’expertise est circonscrite aux marques et à la publicité, qui ne comprennent pas vraiment le numérique, et les entreprises tech, qui maîtrisent le numérique mais n’ont pas l’expertise équivalente sur le branding. Nous possédons ces deux expertises, et c’est pourquoi nous avons créé la brandtech. Et nous pensons qu’avec le temps on la considérera aussi importante que la fintech ou la biotech.
Nous
avons fondé
You & Mr Jones
pour combler le vide
entre les grosses
agences publicitaires
et les entreprises tech.
Nous possédons ces deux
expertises, et c’est
pourquoi nous avons
créé la BRANDTECH.
IÑ Est-il possible de réinventer le modèle d’agence traditionnel ?
DJ En un mot : non ! Les holdings publicitaires ont du mal à se réinventer pour éviter de connaître leur propre « moment Kodak », mais il est aussi impossible de réinventer cette industrie que celle du fax ou de la téléphonie fixe. Elles ont créé des sociétés performantes qui ont gagné la course dans un monde analogue, mais nous concourons aujourd’hui dans un monde de techno, et les clients le savent. Et si quelqu’un pense que je me trompe, il suffit de constater la disparition en quatre ans des 25 milliards de dollars de capitalisation des trois plus grosses holdings publicitaires. Cette industrie ne va pas s’éteindre du jour au lendemain, mais elle n’a plus de perspectives de croissance et a perdu la confiance de ses clients. Pour citer l’un de mes associés, « la roue tourne, mais le hamster est mort ». Cela dit, les petites agences créatives ont un avenir qui peut être formidable. Des idées brillantes et étonnantes auront toujours plus de valeur dans un monde où il est difficile d’acheter l’attention des consommateurs. Des structures avec une centaine d’employés seront de toute façon plus agiles que des mastodontes aux manettes de centaines de bureaux dans le monde.
IÑ La brandtech est-elle le futur de la communication ?
DJ Nous verrons ! Mais, bien sûr, nous pensons que oui. Ce que je sais, c’est que la demande client surpasse tout ce que j’ai pu voir pendant ma carrière. En quatre ans, nous sommes passés de deux employés à plus de deux mille dans 40 pays, et nous fournissons des solutions de marketing numérique aux plus grandes marques mondiales. La technologie moderne permet indéniablement un marketing de meilleure facture, plus rapide et moins cher. Aujourd’hui, les directeurs marketing rodés à faire du marketing à la télévision ont besoin d’aide pour parfaire un art du marketing technologique. Et c’est sur cette conviction que nous avons lancé notre entreprise en 2015.
Cette industrie
ne va pas s’éteindre du
jour au lendemain, mais
elle n’a plus
de perspectives de
croissance
et a perdu la confiance
de ses clients.
Pour citer l’un de
mes associés,
« la roue tourne,
mais le hamster
est mort ».
IÑ Comment les marques qui ne sont pas encore dans la brandtech doivent-elles penser différemment ?
DJ Toutes les marques opèrent dans un environnement brandtech, qu’elles en aient conscience ou non. Elles doivent repenser le marketing, la créativité et la technologie de trois manières. Tout d’abord en connectant les données, le contenu et les médias, en temps réel, en utilisant l’intelligence artificielle et les possibilités technologiques pour délivrer du contenu personnalisé.
Ensuite, intégrer des capacités de contenu. Dans une étude récente sur les plus grandes marques américaines réalisée par l’Association of National Advertisers (ANA), 90 % ont répondu qu’elles revoyaient à la hausse leurs ressources internes en production de contenus ; cela leur permet d’opérer de manière plus rapide, moins cher et sans perdre en qualité. Enfin : utiliser le marketing de contenu. Aujourd’hui, tout le monde crée du contenu et des centaines de milliers de personnes le font bien mieux que certains des créatifs seniors payés très chers installés dans les murs sacrés des agences. Pourquoi vos consommateurs eux-mêmes n’en seraient-ils pas les auteurs ?
IÑ Comment voyez-vous le futur ? La pub a-t-elle un avenir ?
DJ Je pense que les cinq prochaines années seront plus disruptives que les dix dernières. Je ne suis pas certain que nous ayons pris tout à fait la mesure de ce que peuvent l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale et la réalité augmentée pour le marketing et le branding, mais encore pour l’entreprise et le monde. Ces technologies vont tout changer, depuis la création et la distribution de contenu, en passant par le service client et les business models. Il y a, et cela ne fait que commencer, tellement de façons autres de construire une marque qu’avec de la « publicité ». C’est un challenge majeur pour les agences qui n’ont qu’une expérience limitée de ce nouvel écosystème et qui ne peuvent pas se transformer rapidement à cause de la structure historique de leur organisation.
Il y a un
grand vide
dans le leadership
senior qui
divise au lieu de réunir,
mais il y a une génération
remarquable
de jeunes qui,
grâce aux progrès
technologiques,
en savent bien
davantage que leurs
aînés et sont bien plus
responsables.
IÑ L’une des grandes peurs chez les agences actuelles est l’entrée de consultants dans le monde de la pub. Qu’en pensez-vous ?
DJ Elles ont raison d’avoir peur. L’énorme disruption que la transformation digitale et mobile a causée n’affecte plus seulement les directeurs marketing, mais aussi les CEO, et c’est à eux que s’adressent les groupes de consulting. Le marketing se révèle bien plus concerné par la technologie et le Big Data que la créativité, ce qui une fois de plus est un avantage pour les consultants. La plupart des gros réseaux ne sont pas créatifs, ce sont les petites hotshops qui délivrent les idées. C’est pour cela que le discours des grosses agences, qui se croient hors de danger grâce à leur créativité, ne tient pas. L’acquisition de Droga5 par Accenture est très intéressante dans ce contexte. Les agences de consulting sont bien plus importantes et ont beaucoup plus de moyens. Elles peuvent mettre sur la table pour acquérir les meilleures entreprises tech et digitales puisqu’elles peuvent se valoriser à des multiples plus élevés. En résumé : il fait bon d’être une société de consulting, moins une agence.
IÑ Quand vous étiez encore chez Havas, avec Kate Roberson, vous avez cofondé One Young World, une ONG britannique et US 501(c)(3), un événement devenu majeur. Qu’est-ce qui vous a poussé à le faire ? Êtes-vous content du résultat ?
DJ J’ai toujours pensé que réussir et rester éthique ne sont pas exclusifs – c’est pourquoi j’ai écrit mon livre Peu importe qui gagne : pourquoi une entreprise qui œuvre pour le bien réussit mieux au début de cette décennie, quand c’était moins à la mode. Kate et moi étions en charge de la campagne de Kofi Annan sur le climat en 2009 et il nous a poussés à vouloir en faire plus. C’est ce qui nous a conduits à créer cette ONG One Young World il y a dix ans. Nous avions observé un grand vide dans le leadership senior. Les leaders du monde d’aujourd’hui divisent au lieu de réunir et ignorent complètement le danger du réchauffement climatique. Mais il y a une génération remarquable de jeunes qui, grâce aux progrès technologiques, en savent bien davantage que leurs aînés et sont bien plus responsables. Ils comprennent mieux que quiconque comment utiliser les réseaux sociaux et la technologie à leur disposition pour provoquer le changement. Regardez seulement Greta Thunberg : elle en fait plus pour le réchauffement climatique que n’importe quel leader mondial, jusqu’à traverser l’océan Atlantique à la voile pour honorer ses rendez-vous plutôt que prendre l’avion… Nous avons eu envie d’offrir à la jeunesse les moyens de changer le monde. À One Young World, nous réunissons 1 500 de ces jeunes leaders brillants, de 195 nationalités différentes, et les mettons sur scène avec nos « conseillers », qui sont tous des personnalités fantastiques, comme l’étaient le regretté Kofi Annan, ou Bob Geldof, ou Sir Richard Branson, ou la Duchesse de Sussex Meghan Markle, ou Mary Robinson, ou l’ancien CEO d’Unilever Paul Polman, et bien d’autres CEO, activitistes ou hauts dignitaires… Et toute la presse mondiale nous suit ! Cela nous permet de développer une plateforme mondiale gigantesque pour les initiatives de nos jeunes chevaliers. Cette année, les CEO de compagnies internationales comme Univeler, Coca-Cola ou Audi seront aussi présents. 2019 est l’année de notre dixième anniversaire, notre rapport d’impact montre que la vie de 20 millions de personnes a été transformée par les actions menées, avec un retour social sur investissement de 13,1, et notre communauté compte à la veille de 2020 près de 10 000 ambassadeurs travaillant au changement du monde.
Isabelle Musnik
Directrice de la publication