En 1990, nos téléviseurs cathodiques diffusaient ce spot : « Papa, c’est quoi cette bouteille de lait ? »* Nous n’objectons pas la praticité du bouchon à vis vantée, mais en 2019, on y verrait un vice caché. Notre papa serait bien embêté et encore plus le rédacteur pour dire en 1 min 23 s aussi : le plastique basse densité de ladite bouteille, la présence de lactose dans le lait (eh oui), le périmètre du pré où brouta la vache, les conditions de travail de la coopé laitière… 90 % des consommateurs français se disent aujourd’hui inquiets de leur alimentation et agrémentent leur assiette d’éthique, de goût (authentique), d’écologie, de santé. Concrètement, un enfant sur quatre en 3e est en surpoids en France, les mamans trentenaires se méfient des produits transformés et passent fiévreusement en revue chaque étiquette.
Jean-Maxence Granier, directeur et fondateur du cabinet Think-Out a mené une étude** sur le sujet et analyse pour INfluencia les données qui éclairent sur les mutations sociétales liées aux nouveaux comportements alimentaires en France (et à l’international). Les enjeux individuels, collectifs, le vivant, et l’humanité en première ligne. Cela prend un caractère spectaculaire et extrême qui oblige les professionnels de la filière, dont marques et publicitaires, à s’interroger sans perdre de temps.
Manger est vital et Jean-Maxence Granier nous rassure : c’est aussi un plaisir qu’on n’est pas près de sacrifier sur l’autel de stratégies économiques. Il y a du chemin à faire pour obtenir la transparence, retrouver la confiance… mais nous espérons bientôt déjeuner en paix.
IÑfluencia À quels enjeux l’alimentation est-elle confrontée aujourd’hui ?
Jean-Maxence Granier À des enjeux majeurs, car ce sont tous les compartiments du jeu qui sont affectés : la production, le monde agricole donc, mais aussi la transformation, avec l’industrie agroalimentaire, les marques, les distributeurs, et jusqu’aux comportements des consommateurs eux-mêmes. C’est ce qui fait la différence par exemple avec la crise de la vache folle, il y a plus de vingt ans, où la dimension sanitaire dominait largement, même si pointaient déjà le déséquilibre écologique et l’atteinte au vivant. La crise impacte l’écosystème alimentaire sous toutes ses formes. L’enjeu est désormais systémique. Les Français le comprennent de plus en plus puisque 90 % s’inquiètent davantage aujourd’hui de leur alimentation qu’il y a cinq ans. Et cette inquiétude porte au-delà des questions de santé, pourtant centrales, pour englober l’écologie ou le bien-être animal. L’émergence assez massive et relativement récente de ce dernier thème est un signal fort à interpréter, par-delà même les conditions de vie des espèces domestiques, dans le sens d’un rapport au vivant en évolution.
Il y a
une forme de
commensalité
mondiale, où nous
savons désormais que
ce que nous mangeons
impacte notre
vie et celle de tous les
autres.
IÑ Comment cette transition alimentaire se manifeste-t-elle et a-t-elle évolué ?
JMG Cette nouvelle transition alimentaire est en cours. Elle est un peu à l’opposé de ce que l’on a appelé naguère la « transition alimentaire », à savoir l’augmentation au niveau mondial des protéines animales dans l’alimentation de chacun, avec le rattrapage des pays émergents. Mais bien sûr elle ne concerne pas que le fait de consommer de la viande. Elle est beaucoup plus large, excédant largement le seul prisme diététique du « bien-manger » ou la quête du goût.
Elle existe dans les têtes d’abord, avec une inquiétude très marquée chez les mangeurs que nous sommes qui peut déboucher sur des comportements très différents. Cette inquiétude affecte les représentations des consommateurs sur plusieurs dimensions : rapport à l’écosystème agroalimentaire mondialisé ou rapport à la nature, par exemple. Elle se donne à lire aussi dans des nouveaux comportements d’achat (le bio, le local), déjà bien installés, et de nouvelles aspirations qui laissent transparaître le fait de manger comme une véritable définition de soi, y compris sur le plan éthique.
IÑ Vous avez enquêté sur les préoccupations des Français en la matière…
JMG Nous avons en effet réalisé une étude complète, quantitative et typologique (réalisée sur la base de plus de 1 000 interviews en France), et qualitative. Et nous avons également analysé l’évolution du discours des marques et celui des médias afin de prendre la mesure du niveau de cette inquiétude des Français que nous évoquons. Et il est important. Dans la façon qu’ils ont de se situer par rapport aux nouvelles propositions du marché – comme le bio qui peut susciter d’ailleurs des réactions ambivalentes – et comment émergent des aspirations à de nouvelles pratiques alimentaires. On peut ainsi dresser une sorte de hiérarchie des questionnements des consommateurs, mais aussi évaluer le niveau de confiance envers les différents acteurs pour y faire face.
Le
mangeur
veut
que ce qu’il
mange
soit en accord
avec sa
vision du
monde.
IÑ Quelles sont donc ces raisons d’inquiétude ?
JMG Quatre points de vigilance ressortent de notre étude. Le premier est le rapport aux médiations que constituent à la fois le monde agricole, les industries agroalimentaires et la distribution, puisque ces médiations sont de plus en plus interrogées et montrées du doigt. Si elles ont apporté depuis soixante ans à la fois diversité et accessibilité en matière alimentaire, elles sont entachées de doute aujourd’hui, comme cause d’une perte de contact effectif avec l’origine même des aliments – cette béance étant de moins en moins efficacement comblée par les discours publicitaires dont c’était en partie la fonction à travers, en particulier, les grandes marques. Ce besoin de confiance et de lisibilité explique le succès de labels comme le bio, transversalement aux marques, mais aussi la dimension extraordinairement attractive du local, qui d’abord rassure et ancre. Elle explique aussi les craintes qu’inspire l’ultra-transformation des aliments par son caractère pathogène voire addictogène, et donc les limites d’une course en avant à la sophistication technologique.
Il y a ensuite le rapport à soi et aux autres parce que la question alimentaire est prise dans un double mouvement, fait à la fois d’une forte individuation, rendue possible par l’industrie agroalimentaire et la richesse de l’offre, en phase avec l’individualisation croissante de nos sociétés, et d’une conscience du collectif accrue à travers par exemple la considération écologique ou celle de l’échange équitable. Si chacun mange à la carte – en refusant quelquefois de manger justement (gluten, viande, sucre, etc.) – se dessine aussi une forme de commensalité mondiale, où nous savons désormais que ce que nous mangeons impacte notre vie et celle de tous les autres. Nous sommes dans un moment où l’individualisme alimentaire est au plus haut et où la prise de conscience des enjeux collectifs est aussi massive, ce qui ne va pas sans tension. L’alimentaire est déjà et va donc être de plus en plus traversé par des réflexions éthiques. Au « je suis ce que je mange » proposé par Claude Fischler en 1990
1 succède un « je mange ce que je suis c’est-à-dire ce que je veux être », où le mangeur va être porté à retrouver dans ce qu’il mange quelque chose qui est en accord avec sa vision du monde, son rapport à soi et aux autres, au-delà même du souci du partage alimentaire, qui perdure néanmoins.
Troisièmement, il faut considérer le rapport à la Nature et au vivant. C’est là un bouleversement majeur lié à l’émergence de l’anthropocène. L’Homme, en étendant son territoire et sa puissance sur la Nature, se coupe aussi d’elle, la fragilise et compromet son devenir en chosifiant en quelque sorte le vivant, l’air, l’eau, les sols, les plantes et les animaux. Le désir de restaurer un rapport au vivant d’une teneur différente sera au cœur des attentes du mangeur de demain à travers l’attention portée au respect des grands cycles, la question de la proximité et d’une façon plus générale celle d’une reconnexion avec le vivant dont nous faisons partie. Car l’alimentation, comme incorporation, est l’interface la plus évidente entre chacun de nous et le monde, avec l’air que nous respirons qui n’est pas cependant (encore !) un marché. On peut d’ailleurs s’attendre à une confrontation entre d’une part une hyper-technologisation de l’alimentation comme laboratoire (avec par exemple l’invention d’ersatz visant à résoudre des problèmes de santé, ou écologiques), et d’autre part un retour, dont les modalités sont bien sûr complexes, à des modes de production justement moins artificiels, comme en témoigne l’intérêt actuel pour la permaculture (lire « Plus on mélange, plus ça pousse ! », page 118).
Enfin, le rapport à l’écosystème est de plus en plus prégnant : la conscience d’un cycle d’interdépendances en équilibre et d’ores et déjà déséquilibré. La mondialisation qui nous a permis de goûter à toutes les cuisines du monde, qui a créé l’abondance alimentaire au moins pour les pays avancés, a désormais un prix, fadeur et risque alimentaire ici, famine et réchauffement climatique là. Le mangeur perd de son innocence et sait que le grand banquet auquel il participe impacte la planète dans son ensemble, largement autant que par exemple la problématique des transports, automobiles ou aériens, sur lesquels on était davantage focalisé auparavant.
On peut
s’attendre
à une
confrontation
entre une hyper-
technologisation de
l’alimentation comme
laboratoire et un
retour à des
modes de
production justement
moins artificiels.
IÑ Tous les pans de la société et de l’économie sont donc impactés…
JMG Ma réflexion est d’abord centrée sur le consommateur, et plus globalement le mangeur. C’est de là que je suis parti pour saisir l’évolution des représentations ou des attentes liées à cette transition alimentaire. L’alimentation est un besoin fondamental qui joue un rôle central dans l’économie, mais le tableau que je dresse, c’est d’abord celui d’une nouvelle conscience alimentaire émergente qui va peser de plus en plus sur les pratiques effectives. Le mangeur opère des choix quotidiens et cette seconde transition alimentaire qui s’ébauche, c’est au fond un renforcement du rôle de la demande face à l’offre, ce qui impacte donc tous les acteurs de la chaîne de valeur en même temps. Cette transition alimentaire trouve d’ailleurs un appui et un écho particulier du côté de la transition digitale elle aussi en cours, dans les modes d’information et d’organisation du mangeur moderne.
IÑ Il y aurait un profil inédit du « mangeur moderne » ?
JMG Nous avons mis au jour une typologie assez intéressante qui croise la perception de l’intensité de cette crise et la transition qu’elle appelle avec les différentes formes de réactions qu’elle provoque. Personne n’est indifférent donc, mais il y a plusieurs réponses possibles avec des degrés de prise en compte de la situation et des stratégies qui varient. On observe quatre attitudes distinctes.
La première c’est le statu quo. Un certain nombre de consommateurs (environ 25 %) considèrent comme exagérées ces perceptions, soit parce qu’ils sont fortement contraints par leurs ressources, soit parce qu’au contraire ils estiment disposer d’une alimentation de qualité, de par leur habitat par exemple. Ils correspondent clairement à une part plus âgée du public. Le risque ici serait de déboucher sur une société alimentaire à deux vitesses où les fruits de cette transition seraient exclusivement réservés aux mieux dotés, ce qui lui ferait perdre toute pertinence quant aux enjeux qu’elle adresse.
Deuxièmement, il y a des mangeurs qui s’interrogent, certes, mais qui globalement font confiance aux marques et aux pouvoirs publics pour faire évoluer les choses. Ils sont plutôt passifs, attendent des grands acteurs une meilleure prise en charge de leur alimentation, mais sont aussi pris dans un système d’habitudes.
Il existe aussi des mangeurs citoyens, avertis, relativement inquiets, concernés sans être militants, prêts au changement, actifs, en attente de solutions multiples – qui soient liées à leurs comportements à eux –, face à l’émergence de nouveaux acteurs et aux changements des acteurs actuels.
D’autres mangeurs enfin bousculent plus fortement les règles du jeu, transforment quelquefois radicalement leur régime alimentaire (viande, sucre, etc.) et donnent un sens plus politique à leurs choix, en en faisant un mode de vie parfois perçu comme à rebours de la société de consommation. Plus minoritaires, ils sont souvent prosélytes et ont un rôle de leaders d’opinion.
L’idée
n’est pas de sonner
le tocsin,
mais de renouer
le dialogue avec
les différents
consommateurs.
IÑ Alors, demain, comment et que mangera-t-on ?
JMG Le mangeur de demain perdra sans doute en étendue de choix (manger de tout en toute saison), mais gagnera en intensité avec un retour à la « dimension » du goût. Les grands enjeux que sont la satiété, la santé, le plaisir demeurent, mais celui du sens donné à ce que l’on mange deviendra majeur et englobant. La question de la santé va continuer à s’amplifier, moins sous la forme privative actuelle (moins ou plus de ceci ou cela) ou du pharmakon (plus de ceci ou de cela), qu’à travers une reconfiguration plus globale des régimes alimentaires, inscrite dans une tentative de redéfinition du rapport à la nature.
IÑ Faut-il faire une croix sur le plaisir ?
JMG Non, l’alimentation reste le lieu du plaisir, mais de façon différente. Le goût est désormais interprété comme un marqueur d’authenticité et comme une manière de se relier à l’origine. Le plaisir se détache de la satisfaction immédiate et en partie addictogène (sucre, gras, etc.) au profit d’une « diét’éthique » qui allie des choix très individuels et une prise de conscience collective plus forte. Le plaisir du mangeur, l’esthésie gastronomique, a vocation à s’inscrire dans un réseau plus vaste de valeurs intégrant le souci de soi.
Si la publicité,
comme construction
d’imaginaires
de production
et de consommation, va
perdre de son
impact, son
engagement demeure
majeur.
IÑ Comment les marques doivent-elles réagir ?
JMG Les marques, mais aussi les distributeurs et les acteurs de l’agroalimentaire sont bien sûr déjà au fait de cette nouvelle transition alimentaire en cours. L’idée n’est donc pas de sonner le tocsin, mais de mieux comprendre comment cela est vécu par les différents consommateurs pour renouer le dialogue avec eux. Il est clair qu’on ne se situe pas seulement dans un enjeu de communication, même si cette dimension est très importante, mais aussi dans une sphère plus vaste qui inclut la production et la consommation elles-mêmes. Les marques doivent être capables d’entendre ce changement de paradigme, au risque de se faire sérieusement bousculer par de nouveaux acteurs, de nouveaux circuits et de nouveaux modes de production alternatifs.
Si la publicité, au sens classique de construction d’imaginaires de production et de consommation, va perdre de son impact, son engagement demeure majeur. Il faudra mettre en scène les transformations, forcément inscrites dans la durée, pour pouvoir répondre de façon incrémentale à des demandes massives. Certains grands leviers comme la praticité, la simplicité d’usage vont perdre de l’importance au profit d’autres dimensions. Le fort réinvestissement de la cuisine n’est pas seulement lié à un nouvel hédonisme, il est aussi le signe que le mangeur veut reprendre la main sur ce qu’il mange.
*On ne spoile pas le gag pour
qui ne le connaîtrait pas…
Rendez-vous sur YouTube.
**L’étude quantitative a été réalisée par Think-Out en collaboration avec EasyPanel auprès de 1 040 participants sur une
période allant du 9 au 14 juillet 2019.
J.-M. Granier analyse et décrypte
en détail cette étude lors de conférences personnalisées in situ en entreprise et chez les agences sous le nom de « In the Food for Good ». Pour en savoir plus, contacter
INfluencia, partenaire de ces présentations.
1. Claude Fischler est sociologue,
spécialiste de l’alimentation humaine.
On lui doit notamment L’Homnivore,
Odile Jacob, 1990.
Isabelle Musnik
Directrice de la publication