C’était le 30 avril 2019. Maurice Lévy, président du conseil de surveillance de Publicis Groupe, était intronisé par la Fédération américaine de publicité (« American Advertising Federation » – AAF) au 70e Hall of Fame de la publicité à New York. Maurice Lévy rejoint ainsi les 250 stars du métier et 8 sociétés mondiales emblématiques élues depuis sa création en 1949, et une autre légende française, la seule, à avoir eu l’honneur de figurer à ce panthéon, Marcel Bleustein-Blanchet. Celui-là même qui le recrutait en 1971 en tant que directeur de l’informatique au sein de son agence. Lorsqu’il lui demanda à l’époque jusqu’où irait l’informatique, il lui répondit : « On n’aura pas besoin de faire ses courses, on commandera tout de son ordinateur, on voyagera sans papier, car on nous reconnaîtra à la frontière, on votera avec des machines et on pourra même faire son travail à la maison. » Et Maurice Lévy de sourire : « Je n’imaginais pas comment, mais je voyais bien ce qui pouvait arriver. »
Un visionnaire. Un pionnier de l’innovation, des data et de la technologie qui n’a jamais cessé de guider le groupe vers la transformation numérique. Ce parangon de l’excellence, de la performance, et sa passion sans faille pour les défis l’ont conduit, en trente années à la tête de l’agence, à la hisser à la 3e place mondiale dans le secteur de la communication. Si Publicis, entre les mains d’Arthur Sadoun depuis juin 2017, traverse quelques turbulences aujourd’hui, il n’en reste pas moins optimiste quant à l’avenir de ce groupe multiculturel, à la pointe de la technologie et humain à la fois.
Commandeur de la Légion d’Honneur et Grand Officier de l’Ordre national du mérite, Maurice Lévy n’oublie jamais que derrière les grandes avancées technologies, ce sont avant tout des hommes et des femmes qui font preuve de génie !
IÑfluencia Publicis est-elle devenue celle que vous imaginiez ou souhaitiez lorsque vous en avez pris les rênes ?
Maurice Lévy Lorsque j’ai pris les rênes de Publicis, en 1971, le monde était terriblement différent avec une forte domination des Anglo-Saxons. Publicis ne représentait qu’un peu plus de la moitié de Havas et nos clients étaient essentiellement français et européens. Mon ambition à l’époque était modeste : être les meilleurs là où nous étions, pour tout simplement un jour devenir mondiaux. Sans plus. La réussite de Publicis dépasse toutes nos espérances et nous ne sommes qu’au milieu du chemin.
IÑ Avez-vous un regret sur son développement ?
ML Je n’aime pas les regrets, mais je suis un éternel insatisfait. Je crois à l’exigence et aux objectifs ou aux rêves démesurés. Donc, oui, il y a encore beaucoup à faire. Oui, j’aurais aimé que nous ayons une présence plus belle en Chine… plus grande, plus complète. Mais cela arrivera.
IÑ La création vous tient à cœur. Êtes-vous parvenu à rendre Publicis sexy, créativement parlant ?
ML La création, c’est le cœur de Publicis. Aussi bien dans la publicité classique, les médias, la tech ou les data. J’aime passionnément la création et encore aujourd’hui je triche pour pouvoir – de temps en temps – rencontrer les équipes, travailler sur une campagne, voir l’idée grandir, s’épanouir… « Sexy ? » Arthur [Sadoun, actuel président du directoire de Publicis Groupe, ndlr] fait un bien meilleur boulot que moi sur ce plan. Nous avons raflé pas mal de Lions depuis qu’il a été patron de Publicis Conseil, puis patron du Groupe. Je suis très fier du travail abattu pour faire briller Publicis et ses clients ! Car on ne fait pas des campagnes pour gagner des Lions, mais nos clients. Et il se trouve qu’on gagne des Lions.
IÑ Le mouvement #metoo semble vous avoir bouleversé. Que dit-il de notre société ? Toujours barbare ?
ML La violence faite aux femmes est très loin de ma culture. Je ne comprends pas qu’on puisse être même « déplacé » avec une femme. Alors, évidemment, quand je découvre des comportements de gens que j’aime ou admire, je suis effondré. Pour parler du mouvement #metoo ou #balancetonporc, il faudrait y consacrer une interview tant tout se mêle. L’indignation, l’écœurement sur les actes, et les excès sur les réponses… Je vais vous paraître complètement vieux jeu, désuet, mais j’aime une chose simple dans les rapports entre humains, ça s’appelle le respect.
L’élasticité
des capacités
actuelles de l’homme
nous
permettra de
nous
dépasser et de
dépasser
l’I.A.
IÑ Aviez-vous pressenti l’importance que prendrait l’intelligence artificielle dans l’exploitation des données, nos vies, celle des sociétés ?
ML L’IA est née dans les années 1950. Ce qui m’a surpris, c’est la soudaine accélération et son immixtion dans tous les domaines. Évidemment, cela est favorisé par la puissance de calcul des ordinateurs, leur rapidité et surtout l’accès à des données massives, ce qui permet à l’IA d’exister.
En analysant des tonnes de données, on dérive des modèles de comportements et parfois on est capable de les dépasser. L’IA, comme toute invention, permet le meilleur comme le pire : aide à la décision, création d’assistants personnels, dialogue, etc., tout cela est bien. Le mal, c’est l’excès, le risque de substituer la personne, annihiler son libre arbitre, et demain : après la suppression des emplois, celle de la démocratie ? Donc, oui, vigilance.
IÑ Pensiez-vous un jour que l’informatique, dont vous êtes « un enfant », prolongée en IA conduirait le monde vers une mutation à la fois physique, intellectuelle, sociale, psychologique ? Le monde réel augmenté ?
ML Je vais vous étonner, et ce que je vais vous dire est 100 % vrai. Lors de mon entretien avec le fondateur de Publicis, Marcel Bleustein-Blanchet, le 2 mars 1971, il m’a demandé jusqu’où irait l’informatique, et je lui ai dit : « On n’aura pas besoin de faire ses courses, on commandera tout de son ordinateur, on voyagera sans papier, on nous reconnaîtra à la frontière, on votera avec des machines et on pourra même faire son travail à la maison. » Je n’imaginais pas comment, mais je voyais bien quoi. Ce qui pouvait arriver. L’élasticité des capacités actuelles de l’homme nous permettra de nous dépasser et de dépasser l’IA. Après tout, nous l’avons créée, même si elle sort de notre contrôle comme Hal dans L’Odyssée de l’espace.
IÑ Le développement durable est au cœur des problématiques de chacun, des marques. Vous avez fait un très beau travail (un beau coup aussi) avec Act for Food pour Carrefour. Les agences ont désormais ce rôle de conseil auprès de leurs clients ? C’est politique ? Stratégique ?
ML Les agences ont toujours aidé les clients à s’adapter au monde, à ses évolutions, et le changement climatique doit nous amener à les aider (ainsi que les consommateurs) à changer de comportement.
IÑ Aimez-vous le monde de 2019 ?
ML J’aime le monde dans lequel je vis. Il y a beaucoup de choses que je n’aime pas, mais le champ des possibles est tellement vaste qu’on ne peut qu’aimer.
Les
agences
ont toujours
aidé
les clients à
s’adapter
au monde,
à ses
évolutions.
IÑ Êtes-vous engagé en tant que citoyen sur des causes qui vous tiennent à cœur ?
ML Oui, comme tout un chacun, je suis engagé : j’ai participé à la fondation de l’ICM (j’en suis cofondateur), je soutiens l’ONG Peres Center For Peace & Innovation, je suis président du Conseil Pasteur-Weizmann, etc. C’est normal. C’est un devoir que j’assume avec plaisir.
IÑ Le monde de George Orwell, nous y sommes. Pas trop inquiet pour vos petits enfants ?
ML Non, je suis un optimiste. C’est peut-être idiot, mais je suis sûr que l’homme est meilleur.
IÑ Que vous a apporté Publicis ?
ML L’expression de ma passion professionnelle, des joies immenses, quelques peines, bref, la vie.
Ceux qui réussiront
seront comme
ces joueurs
exceptionnels
de tennis
dont on voit
les exploits,
les coups
de génie
et jamais la
technique.
IÑ Avez-vous confiance en l’avenir de Publicis ?
ML Sans hésiter : oui. Et je crois même qu’on est les mieux placés. La petite tourmente actuelle n’est qu’une modeste déception à côté des choses formidables qu’on réalisera sous la houlette d’Arthur.
IÑ Comment voyez-vous l’évolution des marques ?
ML La « marque » – avec ses attributs, son sens, ce qu’elle apporte, ses fragilités et sa puissance – sera toujours là. Ce qui va changer, c’est la façon dont elle va se construire. On voit bien déjà que les Google, Facebook, Twitter n’ont pas eu besoin de « pub » pour se construire, se lancer. Mais on voit les limites de ce modèle et les grosses campagnes d’Amazon. On va assister à l’émergence de phénomènes intéressants : les marques « Internet » d’influenceurs. Et on voit aussi le contrôle exercé sur les marques par les plateformes et notamment ce que fait Amazon avec son algorithme pour pousser ses produits au détriment des marques classiques.
IÑ La communication, la visibilité et l’engagement, cela fait beaucoup de missions pour les marques…
ML Demain (mais on est déjà demain) les marques vont devoir prendre des engagements sérieux (et pas seulement faire du green washing) et les respecter. La conscience de la ménagère des années 1970 ou 1980 sur l’impact environnemental était limitée ; elle se préoccupait que sa lessive lave blanc sans faire de trous, qu’importait si elle contenait des perturbateurs endocriniens. Aujourd’hui, plus rien de cela n’est possible. Depuis l’épisode de Nike et le travail des enfants, on voit bien qu’il ne suffit pas de prendre des engagements, encore faut-il les tenir sous peine de se faire pénaliser par les consommateurs et violemment. Le rôle des réseaux sociaux est à cet égard édifiant. On va assister à une forte augmentation de la sensibilité des consommateurs aux questions d’énergie, d’émissions carbone, etc. Les Greta seront vigilantes pour rappeler les entreprises à leurs devoirs.
IÑ Êtes-vous confiant quant à l’évolution de la pub dans ce contexte mouvant ?
ML Je suis un optimiste, je suis passionné par le métier, j’adore la créativité, les idées, et je suis à l’aise avec la techno. J’ai surtout confiance en l’Homme (au sens générique s’il vous plaît) et à sa formidable capacité créative pour rendre la vie intéressante. La tech, les réseaux, les data, etc. ce sont des moyens. Ce qui me fait nourrir encore beaucoup d’espoir pour la pub, c’est qu’à la base, c’est d’abord et toujours l’idée ! En vérité, et pour faire simple, notre métier va s’encombrer d’un tas de contraintes techniques, de formules mathématiques et autres réglementations. Ceux qui réussiront seront comme ces joueurs exceptionnels de tennis dont on voit les exploits, les coups de génie et jamais la technique.
Cristina Alonso
Rédactrice en chef