IÑfluencia La crise a-t-elle, selon vous, émoussé le désir de marques et de luxe ?
Gilles Lipovetsky Je ne partage pas les analyses annonçant le déclin des marques et leur remplacement par des appétits de plus en plus sobres. Les anciens freins à l’individualisme : famille, traditions, religion... sont tombés, au profit d'un hyperindividualisme effréné. Aujourd'hui, les grands rêves ne sont portés ni par le religieux ni par le politique. Il faut bien qu'ils soient quelque part !
Certes, la crise est là et les consommateurs dépensent moins. Mais pas parce qu'ils ne s'intéressent plus à la consommation. Plus que le produit, c’est avant tout la marque qui fait rêver, y compris chez les jeunes. Et ce n’est pas uniquement un phénomène marketing.
Quant au secteur du luxe, il est florissant et mondialisé. Regardez les chiffres des grands groupes, qui ne se sont jamais aussi bien portés. Des marques qui élargissent sans cesse leur territoire et composent des univers de style de vie globale. Et les magasins possédés en propre par les grandes marques fleurissent sur toute la planète.
IÑ de quelle manière les « temps hypermodernes » et la « société d'hyperconsommation » modIfient-ils le rapport au luxe ?
GL Nous sommes entrés dans l'âge de l'individualisation du luxe, qui marque à bien des égards une rupture avec la logique de la distinction sociale théorisée par le sociologue Thorstein Veblen et reprise ensuite par Bourdieu.
Dans les périodes antérieures, aristocratiques et bourgeoises, la dépense de luxe se rattachait à un comportement de classe qui s’accompagnait de pressions sociales et de signes obligés. Le modèle de Veblen reposait sur le principe de la compétition sociale pour le prestige et le statut. La consommation de luxe était de type honorifique ou démonstrative de richesse et avait pour fonction d’exprimer la distance sociale et le rang hiérarchique.
Il est clair que cet éthos perdure, ce dont témoignent les fortunés des pays émergents, le bling-bling... Et tout indique qu'il va se perpétuer. La consommation ostentatoire ne disparaîtra pas, il y aura toujours des nouveaux riches. Reste que l’on voit s’affirmer - en particulier dans nos contrées mais déjà dans certaines élites non occidentales- un rapport au luxe d’un nouveau genre qui se détache du schéma traditionnel de la consommation ostentatoire au profit d’un modèle plus esthétique, émotionnel et subjectivisé. Un luxe moins socialement « obligatoire » et davantage hédonistique et sensualiste, « ressenti » et décoordonné : même les gens fortunés vont chez Zara !
IÑ Qu’achète-t-on désormais quand on achète un objet de marque ?
GL L’âge de l’hyperindividualisme voit s'affirmer un « luxe pour soi », moins tourné vers la quête de l’admiration de l’autre que vers celle du sensitif, de plaisirs émotionnels et esthétiques plus ou moins exceptionnels. Le luxe ce n'est plus seulement un objet-standing ou un matériau riche. C'est aussi ce qui valorise le corps et crée de la volupté, un beau voyage, un grand restaurant, un moment exceptionnel, une œuvre d'art.
Ce qu’on achète dorénavant c’est un style de vie, ce qui nous distingue et nous met en valeur personnellement et non plus seulement socialement. Mais aussi de l’inattendu, du mythique, de l’expérientiel de haute qualité. On le voit bien dans certains « concept stores » ou hôtels qui offrent de vraies expériences (lieux inattendus, design, cuisine, art, spas) à leurs clients.
L’absence de culture d'obligations collectives ne va pas sans conséquences. Tant que les individus étaient « pris » dans leur culture de classes tout était clair et assuré. Mais sans repères ni hiérarchies consensuels, les consommateurs peuvent se sentir perdus. D'où la naissance et le rôle croissant par exemple des personal shoppers. D’où, aussi, la nouvelle « sécurisation » psychologique et identitaire qu’apportent les grandes marques. C’est la chance des marques.
* et auteur de nombreux livres dont Le luxe éternel, Gallimard, 2003 (avec Elyette Roux), Les temps hypermodernes, Grasset, 2004. (avec Sébastien Charles), Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation, Gallimard, 2006, La société de déception, Éditions Textuel, 2006...