IÑfluencia Vous lancez aujourd’hui le robot prof... afin qu’il vous remplace ?
Sophie Sakka Non, afin qu’il nous accompagne. Effectivement, un cours de robotique humanoïde à des élèves ingénieurs qui suivent l’option robotique à Centrale Nantes sera très prochainement réalisé… justement par un robot humanoïde ! Ce cours est le lancement du projet « Rob’éduc », dont l’objectif est de travailler sur l’apport de la robotique aux capacités d’apprentissage des élèves.
IÑ Comment un robot peut-il faire cours ? Pourra-t-il répondre aux questions des élèves ?
SS Pepper a été créé par SoftBank Robotics, mesure 1,40 m et est de forme humanoïde : une tête, deux bras, un buste. Dans le cadre de Rob’éduc, ce robot est télé-opéré, c’est-à-dire que je suis son opératrice. Ses gestes sont ceux que j’effectue grâce à une capture de mouvement Xsens. La voix du robot est la mienne, filtrée. Je perçois les images vidéo du robot grâce à ses caméras, dont le flux vidéo est envoyé sur un casque, et j’entends les sons autour du robot, le flux sonore m’étant transmis par des écouteurs. Le tout est géré en temps réel. Le comportement du robot n’est donc pas autonome, il est le fruit de ces quatre technologies réunies.
IÑ Comment vivez-vous cette expérience ?
SS C’est un exercice difficile ! L’opérateur ne sent pas et ne voit pas son « corps robotique » bouger, donc a tendance à rester immobile. Cela demande beaucoup de concentration, car il doit se mouvoir pour être crédible, pour donner vie au robot. Il doit être entraîné, tenir sur la distance… S’entendre dire des mots avec une seconde de décalage, faire son cours par la médiation robotique, rester concentré sur le sens des mots, penser à bouger… cela capte toute l’énergie !
IÑ Quel est le but de cette expérience ?
SS Le projet Rob’éduc fait partie d’un programme sociétal plus vaste sur l’évolution des métiers ébranlée par l’arrivée de la robotique. Nous désirons accompagner cette évolution en échangeant avec les populations concernées sur des exemples concrets et opérationnels, et non sur de la science-fiction et de l’imaginaire. Pour Rob’éduc, il s’agit de comprendre ce qu’apportent spécifiquement un enseignement réalisé par un être humain et le même dispensé par un robot, et savoir comment on peut associer les deux pour améliorer le message pédagogique.
IÑ Qu’observez-vous concrètement ?
SS Observer un même cours, dont la qualité pédagogique est identique, donné en parallèle par un professeur et par un robot nous permettra de savoir comment les élèves réceptionnent les informations délivrées par l’un et par l’autre. Le robot présente des avantages extraordinaires, surtout pour des étudiants en marge, qui ont tendance aujourd’hui à s’isoler du système éducatif. Je pense, par exemple, aux incroyables résultats obtenus avec le projet Rob’autisme**. Cela tient à ce que les codes sociaux ont une très grande importance entre êtres humains. La machine n’est pas soumise aux mêmes codes et ne transmet pas les mêmes ressentis. Les élèves pourront accepter des remarques d’un robot et les prendre à leur compte sans vexation, sans réagir de façon affective, alors que ces mêmes remarques de la part d’un être humain seraient mal prises, voire génératrices de blocages puisque ressenties comme des humiliations.
Un processus similaire motive l’utilisation des robots assistants. Imaginez-vous cloué six mois au lit ; dans les moments de besoin, vous n’oserez pas déranger un infirmier humain dix fois de suite, ou alors l’infirmier pourrait vous juger et vous faire subir ses humeurs. Ou bien vous pourriez imaginer que l’infirmier pourrait vous juger… En revanche, vous n’aurez aucun mal à solliciter une machine pour vous aider dans ce type de situation, elle est dépourvue de jugement et ne répond pas à des règles sociales. Le lien que nous établissons avec la machine se situe sur un autre plan que celui que nous établissons avec l’être humain.
IÑ Qu’attendez-vous que ce robot enseignant produise sur l’élève ?
SS Nous avons observé qu’utiliser un robot pour communiquer, ou communiquer avec un robot, place l’opérateur et l’interlocuteur dans un état second, dont une des particularités est de réduire sa vigilance. C’est ce qui se passe avec les adolescents autistes que nous accueillons pour le projet Rob’autisme et qui nous permet d’appliquer efficacement une thérapie sur leur communication ; le robot est utilisé comme une sorte de prothèse en communication, c’est l’enfant qui le programme, il est en confiance et s’apaise. Nous désirons comprendre les mécanismes qui affectent le système cognitif de l’opérateur et de l’interlocuteur humain afin d’accompagner son évolution ou son apprentissage. L’objectif est de soigner, de former, et consiste à bien comprendre ce qui se passe dans nos cerveaux face aux robots.
IÑ N’est-ce pas dangereux ?
SS Non, les seuls dangers sont nos peurs ! Rob’éduc s’intègre dans un programme de recherches sur l’évolution des métiers par le soutien robotique. L’association Robots! établit un dialogue entre chercheurs, fabricants et grand public. Cette discussion sur notre société future ne peut avoir lieu que grâce à l’expérience. Cela peut en choquer certains, mais mon but est de comprendre concrètement quels sont les dangers, les apports, les limites et les réflexions éthiques que l’on peut en tirer, de façon très pragmatique. Les discours actuels se basent essentiellement sur les imaginaires, qui sont exploités pour effrayer les populations.
IÑ C’est pour cela que vous donnez au professeur une forme proche de l’humain ?
SS Des études ont montré qu’il était plus facile d’établir un lien affectif avec une forme humanoïde. L’interaction avec un enseignant qui aurait la forme d’un aspirateur robotique, par exemple, serait moins efficace. Mon rôle est de comprendre ce qui rend l’humain aussi confiant face à la machine, au point de lui faire perdre sa vigilance si facilement. Ma démarche est exclusivement humaniste. Chacun doit être conscient de ce qui lui arrive.
IÑ Pourtant nous avons peur du robot !
SS Oui, les origines de ces peurs sont culturelles. Elles sont véhiculées par le cinéma, la littérature, la religion, etc. Nous considérons le robot comme une créature à part entière, dotée d’intentions, de sentiments, d’ambitions, au même titre que des êtres humains. Le vocabulaire que nous utilisons pour parler de nos machines nous perturbe aussi, car c’est le même vocabulaire que celui destiné à l’être humain, par exemple « intelligence artificielle » (IA), qui devrait être remplacé par « apprentissage autonome ». Or, le robot est une création, une machine faite par l’Homme, pour l’Homme. Et ses seules intentions sont programmées par un être humain. Dans la culture japonaise, par exemple, le robot est vu comme un jouet pour amuser les êtres humains.
IÑ Vous expliquez que la révolution, ce n’est pas l’IA…
SS La révolution en cours n’est pas dans l’intelligence artificelle, la robotique ou le transhumanisme… Ceux-ci suivent maintenant une évolution et nous sommes suffisamment avancés dans ces domaines pour discuter des problèmes éthiques qui découlent de leur utilisation. La révolution actuelle est dans les modifications majeures que notre organisation sociétale va subir très prochainement. Depuis sa création, la société humaine repose sur la contribution de ses membres (les individus) pour fonctionner. Notre légitimité, notre identité en tant qu’individu repose entièrement sur cette contribution. Une des premières questions que l’on pose à quelqu’un qu’on ne connaît pas est « que faites-vous dans la vie ? », c’est-à-dire « qu’est-ce qui vous rend légitime dans la société ? »
Par ailleurs, le lien social repose entièrement sur la dépendance à la contribution des autres individus de la société. Aujourd’hui, grâce à nos machines, nous pouvons nous affranchir de cette contribution. Les individus ne seront prochainement plus nécessaires pour assurer le fonctionnement de la société… Cela soulève de nombreuses questions, et il est fondamental de commencer à en discuter. Par exemple, si notre contribution n’est plus nécessaire, qu’est-ce qui nous rend légitime ? qui décide de cette nouvelle légitimité ? qu’est-ce qui va générer le lien social ? comment se fait la redistribution des richesses ? C’est en cela que le programme « évolution des métiers » doit alimenter une réflexion philosophique et politique sur notre avenir, basé sur la mise en œuvre d’un avenir probable. Ces expériences vont permettre d’en discuter de façon citoyenne, et de proposer des solutions et des réponses. En toute conscience.
*L’association est créée le 8 mars 2014, dédiée à la robotique
et à l’art. Organisme de proximité et d’intérêt général, il a pour objectif la divulgation de savoirs robotiques auprès des populations sous la forme de séminaires publics, ateliers et événements.
Plus sur www.association-robots.com
**Un partenariat entre Centrale Nantes, le Centre psychothérapique Samothrace (CHU de Nantes), Stereolux et l’association Robots! pour répondre à cette question : un robot humanoïde peut-il être un support de médiation dans la thérapie de l’autisme ?
Plus sur https://www.ec-nantes.fr
Cristina Alonso
Rédactrice en chef