Il faudrait plus de grands-mères comme celle de Grégory Chatonsky. Sa carrière artistique et son avenir se dessinent alors qu’il n’a que 10 ans quand sa mamie lui offre La Femme 100 têtes, premier roman-collage d’une longue série publiée à partir de 1929 par le dadaïste Max Ernst, ainsi que la monographie de Werner Spies, journaliste, philosophe et historien de l’art, période surréaliste. « Ensuite, avoue-t-il, c’est à Beaubourg, après la visite de l’exposition “Les Immatériaux” sous le commissariat de Jean-François Lyotard [en 1985], que j’achète un ordinateur pour créer des images… » Il sera vite rattrapé par la philosophie avec laquelle, explique-t-il avec humour, il entretient une relation conflictuelle très amicale.
L’imagination précède l’intelligence
Vous l’aurez compris. Si converser avec un artiste diplômé à la fois des Beaux-Arts et en philosophie est en soi une aventure mentale, s’initier à l’imagination artificielle – soit la capacité que les machines ont à produire des images tout aussi bien mentales que matérielles – avec Grégory Chatonsky, à l’origine de ce concept, est un pur défi. Pour lui, « les technologies ne sont pas uniquement rationnelles, l’expérience qu’on en a est au contraire très affective et existentielle, assure-t-il, et permet de comprendre nos vies autrement. » Soit. Un « imaginaire artificiel » dont il estime l’arrivée dans le champ de l’art contemporain vers les années 2000, avec le post-digital.
Celui dont le parcours extraordinaire donne le tournis et qui semble aussi à l’aise lorsqu’il évoque l’intelligence, l’art, la psychologie, la philosophie, l’économie, la politique… jongle avec les concepts comme d’autres jouent à la canasta. « La création artistique n’est pas une manière de décorer l’innovation, c’est un mode de connaissance absolument indispensable dans les transformations qui ont cours dans nos sociétés. Mon hypothèse est que l’imagination préexiste à l’intelligence, et qu’une machine a beau engranger des images, elle n’est pas pour autant capable d’accéder à cette intériorité-là. Mais sommes-nous nous-mêmes capables de saisir notre intériorité ? En revanche, la machine, de par l’introduction de milliers de photographies, de sons, de mouvements… et en coopération avec l’artiste, crée des images qui n’existent pas encore. Et qu’est-ce que la création si ce n’est la capacité à produire une image, un son, un récit qui n’était pas prévu au départ ? »
Nous imaginons
avec les outils
dont nous
disposons et
qui nous inventent
autant que nous
les inventons.
Artiste de l’artificiel
D’où une suite d’expérimentations innombrables et impossibles à retranscrire ici, allant d’un générateur de rêves artificiels à la réinterprétation de films par une machine. En 1994, Grégory Chatonsky fonde le premier collectif français de netart, Incident.net, regroupé autour des notions de flux, d’accident et de bug. Il prend en 2002 comme matériau des films qu’il détourne et met en réseau, recréant ainsi des espaces à partir du temps. En 2005, Arte lui commande Sur Terre, une fiction générative en ligne. Il crée également avec la complicité du compositeur Olivier Alary un groupe fictif de rock, Capture, totalement automatisé, « qui joue à l’infini de sorte que la consommation ne peut jamais rattraper la production », précise l’artiste.
Depuis 2017, le savant-artiste déploie un projet autour de l’imagination artificielle. Le programme : deux années de séminaire qui verront des groupes de spécialistes pluridisciplinaires réfléchir autour de la pertinence de l’imagination artificielle au regard de l’intelligence artificielle. L’objectif étant de démontrer que ce nouveau concept permet d’articuler science et fiction en observant comment l’artificiel est investi par l’imaginaire, en même temps qu’il redéfinit celui-ci. Nous imaginons avec les outils dont nous disposons et qui nous inventent autant que nous les inventons. Une alternative « coopérative » entre la machine et l’humain, un parti pris plus pragmatique ou réaliste que celui, transhumaniste, qui travaille à une super intelligence artificielle qui remplacerait l’activité humaine !
Son actualité ? La réalisation, grâce au prix Audi Talents, de son projet Terre Seconde, généré par le deep learning (apprentissage profond). Une installation qui pourrait être un monde futur conçu à partir de la confrontation entre induction statistique et capacité des réseaux récursifs de neurones à faire des choses ressemblantes (textes, sons, images) à partir de gros stocks de données. Une machine qui se parle à elle-même essaye de faire revivre, grâce aux données accumulées sur le Web, une planète d’où l’espèce humaine a peut-être disparu et se demande pourquoi elle a provoqué l’extinction humaine. Qu’est-ce que cette Terre ? S’agit-il d’un monument témoin de ce qui a disparu ? ou l’image d’une Terre ou d’une planète matérielle ? À qui s’adresse la machine ? Autant de questions que propose Grégory Chatonsky à tout un chacun. « Et dans ce monde, l’imagination automatique s’interroge sur les problématiques très graves que sont l’extinction de l’espèce humaine à l’ère de l’Anthropocène et l’irruption de Kim Kardashian. » N’y voyons aucune ironie.
Cristina Alonso
Rédactrice en chef