Il fut un temps béni (autrefois), où professionnels de la prévision et éminences grises des think tanks anglo-saxons se réunissaient paisiblement autour du feu de bois d’un chalet du Colorado, sur le bord d’une plage californienne ou dans le creux d’un amphithéâtre du Connecticut entouré de pinèdes et de jeunes daims en liberté. Chacun jouant sa partition avec jouissance. À gauche, les héritiers du progrès bienfaisant et de la main invisible ; à droite, les preachers de l’apocalypse certifiée, catastrophistes et millénaristes de tous poils.
Ainsi, John Naisbitt, Alvin Toffler, Edward de Bono, Faith Popcorn, Ivan Illich, Isaac Asimov, munis de leurs megatrends (ndlr : ou hypertendance, est une tendance sociétale qui affectera tous les domaines de notre vie dans les années à venir), « cartes du futur » et autres « troisièmes vagues » refaisaient le monde, comme on joue au ping-pong. Ces débats sans fin se poursuivent de nos jours (cf. The Bet - and Our Gamble over Earth’s Future, de Paul Ehrlich et Julian Simon, Paul Sabin, 1980), mais ils n’attirent plus les foules. De ce côté-ci de l’Atlantique aussi, les joutes futuristes fleurissaient de temps à autres. Cornelius Castoriadis, Jacques Lesourne, Thierry Gaudin, Alfred Sauvy ou Jacques Attali y prenant un malin plaisir.
SE CONCENTRER SUR LE CHANTIER DU PRÉSENT
Aujourd’hui, les « travailleurs du futur » ont remisé tarots et boules de cristal au placard. Comment en effet jouer au futur si son adversaire ne cesse de sortir de sa main des cartes inconnues de tous et qui ne faisaient pas partie du jeu cinq minutes auparavant ? Chacun préférant désormais se concentrer sur le chantier du présent, déjà lui-même indéchiffrable. Munis de leurs piolets et de leurs cordes de rappel, les Slavoj Žižek1, Jeremy Rifkin2, Ilya Prigogine3, Fabrice Hadjadj4, Hartmut Rosa5 ou Jaron Lanier6 attaquent avec avidité la montagne complexe du monde actuel par toutes ses faces.
Une escalade qui finit par un constat unanime, entrevu à travers les brumes du sommet : la fin du capitalisme, épuisé par ses excès, ses mystifications, ses fausses promesses. Que ceux-ci soient :
- technologiques : une robotisation « super intelligente » (un stade de sophistication qui dépasse, de loin, celui de l’intelligence artificielle) relègue le corps social au fin fond de la société, l’homme, y compris l’intellectuel, devenant lui aussi « trop cher ». In fine, Internet ne détruit-il pas plus d’emplois qu’il n’en crée ?
- multiculturels : une « hégémonie » source d’illusion démocratique, où la charia se voit appliquée dans certaines communautés européennes en accord avec le droit du pays d’accueil, déclinaison alternative d’un universalisme en situation d’échec par ailleurs ;
- temporels : l’aliénation par l’accélération permanente, la fragmentation des perspectives, la perte d’une autodétermination, la désynchronisation sociale ;
- spirituels : dépourvue de mémoire longue et en l’absence d’un futur assuré, la jeunesse occidentale se perd dans un post-humanisme qui écrase l’humain, via le technicisme, l’écologisme ou le fondamentalisme ;
- sociaux : le jeu et la jouissance digitalisés nous enferment dans des univers interactifs obsessionnels avec, à la clef, une absence totale de résultats tangibles ;
- géopolitiques : le caractère mensonger de la guerre américaine contre le terrorisme exacerbe le choc des civilisations, tellement espéré par les faucons de toutes plumes. Que vaut la Septième flotte américaine, la plus puissante du monde, face à un Occident en situation de perdre la guerre des idées ?
- économiques : quelle place à la relation humaine, à la culture, à la paix, dans une économie où l’analyse prédictive sera très bientôt capable de déterminer, à six mois près, la date de votre mort ?
L’IRRÉALITÉ DE L’INIMAGINABLE
On comprend mieux, dès lors, la prudence à éviter le prédictif à trop longue vue. Car ces analystes pointus sentent bien que les turbulences de nos vies contemporaines s’accumulent plus rapidement que la vitesse des êtres humains et des organisations à générer leur propre résilience. À quoi bon, dès lors, prédire de sombres lendemains alors même que nous pataugeons dans les sables mouvants d’une réalité inatteignable ! Sorte de mix bizarroïde, mélange de Metropolis et de Brazil, où même l’impensable deviendrait possible. À ce rythme-là, Dostoïevski va redevenir furieusement in : « L’homme ne renoncera jamais à la vraie souffrance, c’est-à-dire à la destruction et au chaos. »
Voilà toute la différence, à quelques années de distance, entre la Chute du mur de Berlin et l’effondrement des Twin Towers. L’événement du 10 novembre 1989, si brusque fut-il, faisait partie des scénarios, certes improbables à court terme, au sein des états-majors de l’Est comme de l’Ouest. Alors que l’attentat du 11 septembre 2001 connecte la réalité du drame immédiat à l’irréalité de l’inimaginable. Ce malheur dépasse, en niveau de tension, la guerre froide de jadis, durant laquelle l’épée nucléaire de Damoclès n’était censée se déclencher qu’à partir d’un crescendo violent, mais tangible. À l’inverse, l’irruption médiatique (mise en boucle) du choc suicidaire « avion de ligne contre béton armé » tue la promesse d’avenir. « L’histoire est sortie de ses gonds », comme le résumait Thérèse Delpech, directrice des affaires stratégiques au CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) et chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Nous n’attendons plus rien de l’histoire qui vient, sinon que de pouvoir durer.
SORTIR, PAR LE HAUT, DU CHAOS DES IDÉES ?
« Hélas, tout est illusion : l’avenir se moque de nous à distance, nous ne pouvons ni ressembler à nos souvenirs, ni oser nous accepter comme nous sommes », écrivait Lord Byron. À défaut de prévoir l’avenir, serait-il alors envisageable, au moins, de le (re)penser ? Se défaire, à la fois, de l’extrapolation préfabriquée d’un présent de passage (les cahiers de « tendances ») et du contraste permanent du crime (mis en « spectacle » par le journal télévisé) vécu chaque soir dans le confort de nos canapés, pour imaginer de nouveaux moteurs créatifs de vélocité et de disruption qui ne soient ni vains, ni inconcevables et inutiles ?
Arriver à sortir, par le haut, du chaos des idées ? Recenser les signaux faibles ? Développer des visions périphériques ? Se forcer soi-même au décalage de la pensée ? Engendrer un regard systémique via des tissus de relations interdisciplinaires ? Se poser les bonnes questions ? Challenger les hypothèses fondamentales ?
La désintermédiation du règne digital pousse l’individu à expérimenter, tester, apprendre par lui-même les leçons de la vie. Expériences inégales et disjointes, modelages hésitants, mais peut-être fondateurs de nouvelles croyances, de rêves insensés, de désirs inavouables.
Le xxe siècle et son torrent d’atrocités (camps, bombes, terreurs…) a attisé la peur qui réside au fond de nous. Une peur indicible de ce dont nous serions capables si… Notre conscience s’est transformée en crépuscule. Dans le même temps, la fracture de la continuité historique que nous vivons aujourd’hui nous renvoie au reste de liberté qui surnage aussi en nous. Mais que faire de cette liberté dans une société vide de sens ?
CONSTRUIRE PLUTÔT QUE SUBIR
Prenons l’exemple des marchands d’art français de la fin du xixe et du début du xxe siècle (Durand-Ruel, Vollard, Kahnweiler…) qui ont découvert l’impressionnisme et le cubisme alors que personne au monde n’aurait parié un kopeck sur ces vagues d’artistes révolutionnaires. Monet, Pissarro, Juan Gris, Picasso, Degas, Renoir… La force d’un homme n’est-elle pas de croire, jusqu’au bout, en ses convictions, en son intuition, en son engagement ? Durand-Ruel achetait par dizaines les tableaux de ces peintres maudits. Mais rien ne se vendait. Absolument rien. Impression, soleil levant… Seize années durant, le néant. Mais au moment même où la ruine s’ouvrait béante devant une huile de Monet, le déclic. Un acheteur. Puis un deuxième… La fortune, enfin.
Avant que de nouveaux projets collectifs puissent voir le jour, ayons confiance dans les individus à construire leur propre avenir sur le long terme (un horizon plus efficace que ceux des courts et moyens termes), plutôt que de le subir. « L’histoire moderne est semblable à un sourd qui répondrait à une question que personne ne lui pose. » Pensée prémonitoire de Léon Tolstoï dans Guerre et Paix. Ce à quoi Franz Kafka rétorquerait : « Brisons en nous la mer gelée. » .
1. Bienvenue dans le désert du réel, Flammarion, 2005 ; Vivre la fin des temps, Flammarion, 2011. 2. L’Âge de l’accès, La Découverte, 2000 - La Nouvelle Société du coût marginal zéro - L’Internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Les liens qui libèrent 2014. 3. L’Homme devant l’incertain, Odile Jacob, 2001. 4. Puisque tout est en voie de destruction - Réflexions sur la fin de la culture et de la modernité, Le Passeur, 2014. 5. Accélération - Une critique sociale du temps, La Découverte, 2013. 6. À qui appartient le futur ? (Who Owns the Future ? Simon & Schuster, 2013.)
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nicolas rousseaux
Fondateur de Mediation-Consulting, société de conseil en stratégie du changement des entreprises. Cofondateur de l'agence de presse N2 spécialisée sur l'Asie et secrétaire général de la fondation Victor Segalen ; il écrit sur le sens du management.
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