Le tsunami collaboratif peut-il réinventer le monde du commerce comme il réinvente actuellement le monde de l’hôtellerie, avec Airbnb – désormais le plus vaste réseau hôtelier du monde –, ou le monde du transport, avec Blablacar et ses 3 millions de covoitureurs ? On voit mal en effet comment on pourrait partager un yaourt comme on partage une résidence secondaire, ou louer une tomate comme on loue sa voiture…
Mais les commerçants ne vendent pas que des biens périssables. Ils vendent aussi des machines, des voitures, des meubles, etc. qui peuvent servir plus d’une fois et qui, à ce titre, peuvent parfaitement se louer, se prêter, se troquer, s’acheter en commun et, bien sûr, se revendre. Le marché de l’occasion préfigure d’ailleurs assez bien les proportions que peut prendre le commerce collaboratif. Traditionnellement négligé par les grands acteurs, il a offert aux particuliers l’opportunité de découvrir qu’ils peuvent faire confiance à d’autres particuliers, qu’ils assument le rôle du commerçant ou du client, au domicile ou à distance.
En témoigne l’extraordinaire succès du Bon Coin, qui, à lui seul, séduit 18 millions d’internautes différents chaque mois, soit près d’un Français sur trois, avec des temps de connexion moyens élevés : plus de deux heures en moyenne par visiteur et par mois. Bien sûr, les petites annonces ou les sites d’enchères incarnent la forme élémentaire du collaboratif, parce que la dimension servicielle y est peu développée, mais il s’agit bien déjà de commerce collaboratif.
La dimension servicielle
L’erreur commune consiste surtout à envisager que le commerce, c’est essentiellement acheter et vendre des produits. Si c’était le cas, les particuliers auraient bien du mal, en effet, à jouer un rôle clé dans cette affaire. Mais le commerce, c’est bien plus que cela. Les commerçants proposent une large gamme de services, et sur chacun d'entre eux, les clients du commerçant eux-mêmes peuvent jouer un rôle clé : la prise en compte des besoins des clients, la sélection des fournisseurs, l’achat, les retours aux fournisseurs, l’acheminement, la manutention, l’accueil des clients, la collecte des produits, le passage en caisse, la livraison…
Le commerce collaboratif, cela peut aussi consister à déléguer à des particuliers de confiance les aspects rébarbatifs, par exemple, de l’expérience des courses, comme il peut consister à ajouter de l’expertise : l’examen du garde-manger et du réfrigérateur sous un angle nutritionnel, la sélection d’articles adaptés à son budget et aux préférences de chaque membre du foyer, la recherche des articles dans le catalogue ou en magasin, le déballage et le rangement des courses… Les possibilités sont infinies, et cela vaut pour les enseignes généralistes comme pour les enseignes spécialisées, même si les commerçants qui opèrent à un niveau local ont un potentiel collaboratif plus fort.
De nouveaux acteurs, libres de toute contrainte, voient le jour sur des niches spécifiques ; les plus connus comme « La Ruche qui dit Oui ! », au bout du champ, ou les drives fermiers rapprochent les habitants des producteurs via des mutuelles d’approvisionnement gérées par des particuliers. Et les distributeurs multiplient les initiatives, comme Walmart aux États-Unis qui teste auprès de ses clients la possibilité de se faire livrer leurs courses par un voisin, qui reçoit en contrepartie une gratification pour son geste.
Satisfaction versus compétition
Mais ce n’est pas dans le présent qu’on trouvera des incarnations vraiment abouties du commerce collaboratif. Les acteurs traditionnels ont de fortes incitations à ne pas changer trop rapidement de modèle : les modèles économiques collaboratifs fragilisent les modèles traditionnels basés sur la seule vente, et les marges de manœuvre sont si serrées, dans le contexte de concurrence acharnée que vivent les distributeurs, qu’elles imposent un pilotage de la performance focalisé sur le court terme.
Mais plus profondément, c’est une affaire de culture. Les distributeurs sont des acteurs culturellement taillés pour la compétition, la négociation, la massification, la vente. Or, un commerçant pleinement collaboratif n’est pas focalisé sur la vente de produits, mais sur la satisfaction des aspirations de ses clients : bien manger, bien dormir, s’amuser en famille…
Tant que la vocation de l’enseigne n’est pas d’accompagner ses clients dans la satisfaction de leurs aspirations, elle restera pour eux un simple fournisseur de produits. Ne cherchant pas à augmenter leur bien-être mais à écouler son stock, elle recueillera de leur part une attitude de défiance ou, au mieux, de confiance circonspecte. Lorsqu’une enseigne se définit par ce qu’elle vend, son intérêt et celui de ses clients sont antagonistes : chaque euro que l’enseigne consent à ses clients est un euro qu’elle perd. Dès lors que l’enseigne articule son métier à la satisfaction d’un besoin client, elle devient son allié, et tout peut changer.
Redonner du sens, restaurer les liens
Se centrer sur le besoin client permet à l’enseigne de se doter d’une mission inspirante, qui change le rapport de ses salariés à leur métier et à leurs clients. Car chercher à satisfaire une aspiration essentielle, cela donne du sens au métier. Cela permet de prendre du recul vis-à-vis de ses objectifs fonctionnels pour embrasser le contexte. Les employés peuvent s’émanciper d’une posture d’exécutants désireux de se conformer aux process lorsque le lien avec les clients est restauré, et que l’on adopte pleinement une posture servicielle, d’accompagnement.
Lorsque les salariés et les clients sont mobilisés, l’enseigne peut se repositionner comme animateur de la communauté qu’ils forment ensemble. Pour être, de toutes les enseignes, celle qui satisfait le mieux le besoin des clients, elle va devoir faciliter les liens entre salariés et clients, mais aussi les liens des clients entre eux, puisque des compétences, des talents, des passions, il y en a aussi du côté des clients. Et elle va aussi devoir faciliter l’autonomisation de ses clients, leur montée en compétence, leur formation, le partage d’expériences.
Dans une perspective rigoureusement collaborative, l’enseigne est une place de marché dédiée à la satisfaction d’un besoin. Et la valeur des liens qu’on peut tisser sur cette place de marché est naturellement corrélée à la confiance qui y règne, à la générosité des parties prenantes qui y évoluent. Cela suppose de faire aussi une place aux fournisseurs, qui sont généralement soumis à une pression très forte de la part des enseignes, mais qui dans le nouveau paradigme, doivent être encouragés à en donner le plus aux clients de la communauté.
La bonne nouvelle pour les acteurs de la distribution traditionnelle, c’est qu’ils ont bien des atouts pour prendre le train en marche et forger cette communauté : un réseau de fournisseurs, de clients, de salariés, une expertise logistique, une expertise marketing…
Intégrer la nouvelle culture
Alors, à terme, à quoi ressemblera le commerce collaboratif ? Verra-t-on émerger un acteur unique, qui préemptera l’essentiel du marché, comme Airbnb ? Ou, au contraire, une multitude d’acteurs ? Ce qui est sûr, c’est que de plus en plus de distributeurs ont réalisé qu’il valait mieux agir que subir, et qu’à tout prendre, il était préférable de prendre la tête du mouvement, quitte à cannibaliser son activité traditionnelle, que de subir un mouvement porté par des compétiteurs. Les distributeurs ont compris un peu tard la révolution digitale. Ils n’ont pas l’intention de manquer la révolution collaborative.
Au-delà des opportunités économiques à ne pas manquer, c’est la capacité des enseignes à intégrer la nouvelle culture qui se joue dans leur relation à la dynamique collaborative. La consommation collaborative a été d’abord envisagée sous l’angle économique, mais il est désormais indéniable que le collaboratif, c’est une culture. Une culture dont les plates-formes de la consommation collaborative sont le cheval de Troie. Une culture qui affirme qu’une autre société est possible : plus locale, plus humaine, plus conviviale, plus respectueuse des personnes et des ressources…
Nul ne peut exclure que rejeter la dynamique collaborative ne soit pas, dans un proche avenir, aussi risqué que de ne pas développer d’exigence environnementale, un autre des piliers de la responsabilité sociale d’entreprise. Rejeter le collaboratif, ce serait dire aux clients qu’on ne souhaite pas les impliquer dans la vie de l’entreprise et qu’on ne s’intéresse qu’à leur porte-monnaie. Plus préoccupant encore : celles des enseignes de distribution qui resteront sur le quai, à regarder passer le train du collaboratif, pourraient devenir les symboles de cette page consumériste et matérialiste tant décriée désormais.
A contrario, investir la dynamique collaborative, c’est se rapprocher de ses clients, c’est bénéficier de leurs idées, de leurs talents, de leurs contributions de toutes natures. Et dans un monde où l’actif stratégique d’une entreprise réside dans la qualité de sa relation avec ses clients, la dynamique collaborative n’est pas seulement une opportunité, mais une nécessité.
|
nathan stern
Sociologue de formation, il préside ShopperMind, le laboratoire d'études et de prospective sur les nouvelles tendances de consommation et les nouvelles formes de commerce d'Altavia, groupe de communication commerciale implantée en Europe et Asie.
|