IÑfluencia Vous observez les Français depuis plus de trente ans et analysez les tendances lourdes et les signaux faibles à l’œuvre dans la société au travers d’études quantitatives et qualitatives. Comment nos compatriotes ont-ils évolué ?
Gérard Mermet Si on les observe à travers le regard des étrangers, on retrouve toujours les mêmes stéréotypes : ceux d’un Français arrogant, cultivé, râleur et conservateur. Dans de nombreux pays, les Français étonnent et fascinent à la fois. On se moque volontiers d’eux, mais on les envie également pour leur qualité de vie supposée, pas toujours reconnue par les intéressés.
Vue de l’intérieur, la réalité sociale est beaucoup plus complexe. Il est vrai que les Français aiment se plaindre ; beaucoup pensent que c’était mieux avant et que ce sera encore moins bien demain. Toutes les enquêtes le montrent, la majorité de nos compatriotes se disent pessimistes face à l’avenir, pour le pays plus que pour eux-mêmes. Nous détenons d’ailleurs le record mondial – peu enviable et quelque peu indécent – du pessimisme. Si le French bashing est pratiqué à l’étranger, il l’est encore plus chez nous. Les ressorts de notre pays sont nombreux, mais certains semblent aujourd’hui cassés. Nous sommes dans une société à plusieurs vitesses, dans laquelle les individus ont du mal à vivre ensemble. Avec le risque que les groupes sociaux s’éloignent de plus en plus les uns des autres.
Si les Français sont mal
à l’aise avec leurs élites,
les élites pensent que
les Français sont immobiles,
ce qui n’est pas totalement
vrai.
Cela explique la grande difficulté à adapter, réformer, transformer le pays. L’écart s’accroît entre ceux que j’appelle les « mutants », qui se réjouissent de la modernité, symbolisée par la mondialisation et l’accélération technologique, qui selon eux vont sauver le monde, et les « mutins », persuadés que l’humanité court à sa perte et qu’il est impératif de faire une pause, voire de revenir sur nos pas pour retrouver des repères et des raisons de vivre. La France ne pourra sortir de ces difficultés qu’en organisant un débat apaisé entre ces points de vue opposés. Ils seront arbitrés par un troisième groupe, celui des indécis, que je nomme les « moutons » – car ils devront se ranger dans l’une ou l’autre des catégories.
IÑ notre modèle est donc en danger ?
GM Nous avons assisté en quelques décennies à une singularisation du collectif, liée à la disparition du modèle républicain. Le triptyque liberté-égalité-fraternité n’est plus qu’un souvenir. Des enquêtes montrent que les Français ont le sentiment très fort qu’on ne vit plus dans une société fraternelle et égalitaire, et ils sont partagés en ce qui concerne la liberté. Le modèle républicain défaillant est remplacé, par défaut, par une sorte de bricolage communautariste. On se tourne vers des ersatz, on cherche des gens qui nous ressemblent afin de se sentir plus forts, et moins seuls. Nos compatriotes ressentent un vide dans de nombreux domaines : démocratie, économie, vie sociale, éducation, gouvernance, perspectives… Ce vide existentiel, que l’on a appelé « la crise », s’explique par l’anomie qui règne dans la société, c’est-à-dire l’absence d’un système de valeurs porteur de sens, cohérent et commun. Cette anomie sociétale explique aussi en partie l’anémie économique du pays, caractérisée par une faible croissance, un fort taux de chômage… et une grande résistance au changement.
À l’origine de cette situation, on trouve une litanie d’exceptions et autres singularités nationales, qui ont pu être des atouts, mais sont devenues des handicaps : hédonisme, individualisme, uniformisme, tabou des avantages acquis, esprit de résistance, culture de l’affrontement… La France est trop attachée à ces exceptions pour accepter de s’inspirer de ce qui se fait ailleurs, de peur de perdre son originalité. Elle préfère définitivement les révolutions aux évolutions !
Au total, l’anomie sociale et l’anémie économique ont créé une sorte de non-société dans laquelle les relations sont distendues entre les citoyens, mais aussi entre eux et les leaders de l’ensemble. La défiance est d’ailleurs réciproque. Si les Français sont mal à l’aise avec leurs élites, les élites pensent que les Français sont immobiles, ce qui n’est pas totalement vrai. Les élites n’ont sans doute pas assez compris et expliqué les enjeux, et n’ont pas eu assez de courage pour remettre en question l’existant. Derrière cela, il y a l’histoire des relations entre l’État et les citoyens. Le premier est devenu omniprésent et omnipotent ; en voulant répondre aux attentes des seconds, il les a infantilisés au lieu de les responsabiliser.
IÑ mais alors, que faut-il faire ?
GM Arrêter de traiter les Français comme des enfants un peu trop dissipés. Nous sommes dans une société encore plus bloquée que celle décrite par Michel Crozier en 1970. Aujourd’hui, les citoyens ne s’intéressent à la vie nationale que de façon discontinue et parcimonieuse ; lors de scrutins auxquels ils sont de moins en moins nombreux à participer. Entre deux élections, ils éprouvent un sentiment de déception, frustration, inquiétude ou colère. Ils l’expriment en famille, au travail, dans la rue, dans les sondages ou sur les réseaux sociaux, ce qui détériore plus encore un climat social déjà délétère. Les discours des élus leur apparaissent de moins en moins audibles et crédibles.
C’est donc la démocratie qu’il faut renouveler, afin de retisser le lien entre les citoyens et leurs représentants. Chaque Français doit pouvoir réellement prendre part au processus, depuis la réflexion sur les grands enjeux actuels et futurs jusqu’à la mise en application de réponses adaptées et fortes. Car il n’y aura pas d’adaptation sans appropriation. Cela implique la réconciliation entre les acteurs et les citoyens, et entre les citoyens eux-mêmes. Ce sont les principaux défis que doit relever Emmanuel Macron. Mais cela demande du temps, de la réflexion, du courage, et une approche « disruptive ». C’est-à-dire une modification en profondeur des habitudes et des attitudes. Il s’agit de parier sur la société collaborative et sur l’intelligence collective.
IL FAUT CHERCHER LA VÉRITÉ
ET REFUSER LES VÉRITÉS
ALTERNATIVES, LE NOUVEAU NOM
DONNÉ AUX MENSONGES.
IÑ Quels messages faudrait-il ADRESSER AUX FRANÇAIS ?
GM Ils sont souvent dans l’émotion, mais ils sont capables de raison. Beaucoup savent au fond d’eux-mêmes qu’il va falloir transformer le pays. Mais le discours institutionnel ne les y incite guère, pas plus que celui des médias ou des intellectuels, qui sont trop souvent critiques ou cyniques. La solution est d’associer vraiment les citoyens à leur destin.
Il faudra pour cela les responsabiliser, les inciter à écrire l’avenir plutôt que le subir. Il faudra aussi leur rappeler que les caisses sont vides, les déficits récurrents, les dépenses publiques excessives, l’endettement inquiétant, et qu’il n’est pas possible de faire des promesses à tout le monde. Un débat national devra aussi avoir lieu sur les grandes questions de l’avenir, sur les conséquences probables ou possibles des ruptures technologiques en préparation – l’intelligence artificielle, la robotique, les neurotechs, les biotechs, etc. – et sur la notion ambivalente de progrès. J’ai été frappé de constater que ces questions n’ont quasiment pas été abordées lors des débats précédant l’élection présidentielle. Du côté des mutants, tout va bien, le progrès signifie pour eux « toujours plus » : confort, argent, temps, santé, éducation. Mais pour les mutins, c’est un sentiment de « toujours moins » : d’emplois, de pouvoir d’achat, d’égalité, de perspectives, pour eux et leurs enfants.
IÑ Quelle grande évolution sur le plan de la consommation avez-vous constatée dans la vie quotidienne de Monsieur Tout-le-monde ?
GM Pour beaucoup de Français, la société de consommation est devenue une « société de consolation », qui recherche avant tout le « divertissement », au sens pascalien du terme
2. Ses adeptes pensent ainsi échapper au monde réel et aux menaces qu’il recèle. Mais une part croissante de la population s’efforce aujourd’hui d’aller vers une consommation plus raisonnée et durable. Les personnes concernées ont compris que consommer c’est détruire, et elles n’ont pas envie d’être des acteurs de la destruction de la planète. Leurs stratégies d’adaptation sont diversifiées : elles vont du low cost à la déconsommation complète, en passant par la consommation collaborative, une tendance récente et lourde qui a engendré notamment l’uberisation.
Ce phénomène s’explique par le sentiment croissant de gaspillage. Les individus-consommateurs-citoyens sont conscients du très faible taux d’utilisation des voitures, des équipements de toute sorte, des logements, ainsi que du temps et de l’énergie individuelle disponibles. Ce gaspillage participe à la destruction de l’environnement. Il s’agit donc d’être plus efficace, pour soi et pour les autres. À cette dimension morale s’ajoute une motivation économique : on peut dépenser moins en privilégiant l’usage plutôt que la propriété. Enfin, il y a une motivation relationnelle, car l’économie collaborative permet de créer des liens entre les gens, et d’améliorer le vivre-ensemble.
La conséquence est que le rapport s’est progressivement inversé entre l’offre et la demande. La révolution numérique a permis au client de prendre le pouvoir. Il est en mesure de s’informer, de comparer, de réagir, de donner son avis aux autres. Et l’offre est bien obligée de composer avec la demande !
IÑ Finalement, êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à l’évolution de la société française ?
GM Pour moi, le débat entre optimisme et pessimisme n’a pas de sens. Je pense qu’il faut être lucide, objectif et volontaire. Cela implique de chercher autant qu’on le peut la vérité et de refuser les vérités alternatives, le nouveau nom donné aux mensonges. Et même si l’on pense que le monde va à sa perte, il faut agir, individuellement et collectivement, pour que cela ne se produise pas. Comme l’exprimait parfaitement Gaston Berger, inventeur en France de la prospective, « l’avenir n’est pas à découvrir, il est à inventer ».
1. Éditions L’Archipel 2014.
2. Cf. INfluencia 22, Entertainment.
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Isabelle Musnik
Directrice des contenus et de la rédaction
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