Regorgeant de très nombreuses illustrations –
nous sillonnons à travers la sociologie, la philosophie,
la géographie ou encore les sciences politiques –,
l’étude s’appuie sur un sondage exclusif réalisé entre
le 6 et le 11 octobre 2017
**. Et puisque quelques chiffres
nous en disent plus sur les Français que bien des discours,
apprenez notamment que 80 % de nos compatriotes
seraient prêts à changer leur mode de consommation
pour vivre de façon plus authentique,
88 % privilégient l’achat de produits locaux,
85 % pourraient changer de région pour trouver
une meilleure qualité de vie.
*Après « Françaises, Français, etc. » en 2012, puis « Les Nouveaux Territoires » en 2013 et « (R)évolutions » en 2014.
**Auprès de 2 800 personnes âgées de 18 ans et plus.
S’authenticiser
La recherche d’authenticité semble aujourd’hui faire l’unanimité. Plus de 90 % des Français déclarent qu’il s’agit de quelque chose d’important, voire très important pour eux-mêmes, dans leurs relations avec les autres ou encore par rapport aux marques et aux produits qu’ils consomment. Une quête qui recouvre à peine quelques nuances dans l’intensité : un brin plus fortement exprimée chez les plus âgés – forme de sagesse acquise avec l’expérience ? – et les habitants des grandes agglomérations – dont l’environnement s’assortirait d’une forme de manque ?
Quoi qu’il en soit, et qu’il s’agisse de prioriser le local, le retour à la nature, au naturel, la consommation de produits bio, la recherche de leur origine, le renouveau des traditions locales ou encore le besoin d’harmonie et de sincérité dans les rapports sociaux,
partout affleure cette nécessité de (ré)instaurer une dimension plus humaine et moins superficielle dans toutes les sphères de la société..Cette valorisation des « valeurs simples » peut apparaître comme un pendant à un monde globalisé, incertain et fait d’incessantes disruptions, que 80 % des Français disent plus difficile à comprendre qu’avant. L’authenticité s’impose dès
lors comme une valeur refuge. Mais elle représente
aussi une valeur d’avenir et d’ouverture dans nos sociétés, dont l’ordre social stable et hiérarchisé s’est trouvé bousculé par un processus d’individualisation qui va s’accélérant depuis le début du xxie siècle. Cette dynamique, loin d’être synonyme d’individualisme, exige au contraire de réinventer des règles du jeu social quand elles ne sont plus dictées et imposées « d’en haut », mais doivent se redéfinir à l’aune d’un individu plus autonome et plus responsable. Dès lors, rien d’étonnant à ce que la recherche d’une communication authentique, fidèle à soi-même, ses valeurs et ses idées, devienne importante pour chacun. Un « alignement » et une « cohérence » – selon la définition qu’en donne le psychologue américain Carl Rogers – avec toutes les parties de son être, avec les autres et qui s’exprime aussi dans ses agissements quotidiens. Y compris dans sa façon de consommer. Les marques l’ont bien compris qui s’emparent de cette notion pour tenter de répondre aux besoins et préoccupations exprimés par les consommateurs sur le fond (leurs produits et services), mais aussi sur la forme, en s’essayant à une communication plus personnelle et transparente.
Méditer
Un Français sur quatre
(27 %) déclare qu’il lui arrive de pratiquer la méditation, la relaxation, la sophrologie ou le yoga, et près d’un tiers des femmes (31 %), des jeunes (32 % des 18-34 ans) et des catégories très favorisées (34 %). Se reconnecter avec soi-même, son corps, sa respiration, ses sensations… qu’on le nomme bonheur, joie, bien-être, développement personnel, c’est là la promesse de mieux se connaître soi-même, de (re)connaître ce qui nous est essentiel afin de mieux se situer et se sentir mieux dans sa peau.
Qui n’a jamais été interpellé par les rayons souvent bien fournis des librairies consacrés à ces sujets : de L’Homme qui voulait être heureux (Laurent Gounelle) à Cessez d’être gentil, soyez vrai ! (Thomas d’Ansembourg) en passant par Le Meilleur de soi. Le rencontrer, le nourrir, l’exprimer (Guy Corneau), 1 minute par jour pour sentir le soleil, même s’il ne brille pas. La touche shine [ch’-aïe-ne] par Juliette Dumas ou Méditer de Christophe André, qui possède désormais une chronique régulière sur France Culture (La Vie intérieure) ? Le succès de Psychologies Magazine en témoigne également, qui cette année lance un Mooc, de même que Be Happy, le salon du bien-être. Cette tendance trouve aussi sa déclinaison artistique chez 47 % des Français, qui pratiquent ces loisirs que l’on nomme désormais « créatifs » (dessin, coloriage, mandalas, décopatch…). Autant de « pratiques » et « exercices » très concrets qui renvoient à « un travail sur soi », qui correspond là encore très bien à notre société composée d’individus en quête de sens à leur échelle.
Alors que dans les sociétés traditionnelles la valeur suprême était la survie du groupe, aujourd’hui, c’est bien « la réalisation de l’individu » qui est recherchée et valorisée. Qu’on l’encourage, le déplore ou le dénigre, c’est aussi une promesse de progrès individuel quand le progrès sociétal, économique, scientifique ou les horizons utopiques – politiques ou religieux – n’apparaissent plus aussi prometteurs.
Déconnecter
64 % des Français disent qu’il leur arrive de limiter consciemment l’usage qu’ils font d’Internet et/ou des réseaux sociaux. Le paysage est pourtant assez criant sur leur connexion tous azimuts. Plus de connexion à domicile : 83 % de nos compatriotes sont connectés, alors qu’ils étaient 19 % il n’y a que douze ans. Plus de mobilité : 63 % possèdent un smartphone, quand ils n’étaient que 17 % il y a six ans. Plus d’appareils numériques : en moyenne 3 par Français. Plus de nouveaux formats : 84 % regardent la télévision chaque semaine et 51 % des vidéos online. Plus de multitasking également : près de la moitié des Français connectés sont devant un autre écran quand ils regardent la télévision à l’heure du (fameux) prime time. Donc, avec plus de réseaux sociaux, plus de points de contact, plus d’immédiateté, plus de e-commerce… les révolutions numériques sont celles du « toujours plus ». Et le basculement a été rapide ; d’un espace d’information et de communication défini par le mass media, puissant et maîtrisé, à un espace d’information et de communication défini par le social media et ses réseaux qui dispersent les points de distribution, d’émission, de réception, de relais, de rebond, d’amplification.
Désormais, dans ce nouveau paysage médiatique, la bataille de l’attention fait rage.
Les frictions s’accentuent entre instantanéité et exhaustivité, entre la masse du contenu et des utilisateurs au temps contraint et non extensible. Une forme d’hyper-abondance jugée tour à tour enrichissante et appauvrissante. Parfois même créatrice de nouvelles pathologies, l’infobésité
* nommant aujourd’hui cet excès d’informations qu’une personne reçoit et ne peut parfois traiter ou supporter sans porter préjudice à elle-même ou à son activité.
Car si Internet donne au citoyen et consommateur un pouvoir extraordinaire d’information, de connaissance et d’organisation, cet écosystème engendre aussi une constante fragmentation de l’attention au gré de multiples sollicitations, alertes ou notifications. Alors, pour se former une opinion, prendre des décisions, vivre avec les autres, le besoin de prendre un peu de distance se fait parfois jour. Déconnecter. Temporairement. À noter que les plus jeunes, réputés collés aux écrans, ne diffèrent en rien de leurs aînés en la matière. Comme si, eux aussi, faisaient de plus en plus montre d’une forme de maturité, de régulation, après l’adoption extrêmement rapide (voire précoce) de ces usages et comportements.
*INfluencia en a fait le thème de sa campagne de communication.
Vérifier
89 % des Français estiment qu’il est devenu plus difficile de savoir si une information est vraie ou fausse. L’explosion d’Internet et des réseaux sociaux a profondément changé les conditions de production et de diffusion de l’information. C’est là un truisme. Mais il semble que l’on n’en ait pris la mesure véritable que très récemment. Ces deux dernières années, particulièrement, alors même que les usages sont devenus massifs, amenant après le Brexit et l’élection de Trump aux États-Unis un semblable cortège made in France de fake news autour de la campagne présidentielle. Expression de cette fameuse « post-truth » définie par le dictionnaire d’Oxford comme « se rapportant à ou désignant des circonstances dans lesquelles les faits objectifs contribuent moins à façonner l’opinion que les recours à l’émotion et aux opinions personnelles ». C’est qu’en effet Internet engendre une dérégulation de l’information.
Chacun peut désormais participer à ce grand marché et verser sa contribution dans l’espace public. Et dans ce bouche à oreille géant autorisé par les nouvelles plateformes, tout est disponible, et fake news, astroturfing et trolling côtoient les échanges constructifs (entendre « vérifiés, croisés, etc. ») ; ce qui paradoxalement produit davantage de connaissances, mais est propice aussi au développement de rumeurs et croyances. Au-delà même des comportements manipulatoires, il faut bien dire que les Français s’y perdent. Faut-il ou non se faire vacciner quand on sait le scandale du Mediator ? Que penser de la nouvelle formule du Levothyrox quand on voit l’abondance de témoignages mettant en cause le glyphosate ?
La déconnexion entre la pratique qui consiste à s’informer de plus en plus sur les réseaux sociaux, et la confiance accordée à cette information que l’on en reçoit est tout à fait inédite. Un défi en forme d’opportunité pour les « marques » médias : celle d’une information vérifiée. À cet égard,
il n’est pas surprenant de constater que les initiatives de « fact-checking » traquant les informations falsifiées soient si bien accueillies. Pas surprenant non plus que la presse locale apparaisse aux Français comme la plus « authentique » : au plus près de l’info et avec des lecteurs à même de vérifier de leurs propres yeux et dans leur quotidien si elle dit vrai ou faux.
Dialoguer
23 % des Français pensent que la plupart des entreprises communiquent de façon honnête et transparente. Alerte, alerte ! Si, déjà en 2005, les Français étaient minoritaires à estimer que la plupart des entreprises communiquent de façon honnête et transparente (32 %), ils sont encore moins nombreux douze ans plus tard (-9 points, à 23 %). 29 % seulement s’accordent à dire qu’elles se comportent de façon éthique et responsable (-10 points en douze ans), 26 % agissent avec intégrité (-11 points en douze ans) et 30 % qu’elles se montrent respectueuses de leurs consommateurs (-12 points en quatorze ans). Sachant l’importance de la notion d’authenticité pour ces consommateurs, il est encore révélateur qu’
appelés à citer une marque à leurs yeux « authentique », une grande majorité d’entre eux répondent spontanément : aucune.
L’écart semble donc se creuser entre les attentes et la réalité perçue. Sans doute ces attentes ont-elles aussi évolué avec le temps, se faisant plus exigeantes. Ainsi, l’attention à la provenance, au procédé de fabrication des produits n’a jamais été aussi forte. De même que la sensibilité au discours et à sa cohérence avec les pratiques.
Bien sûr, toutes les entreprises et toutes les marques ne sont pas à mettre dans le même sac, pour les consommateurs, et sans doute gagnerait-on à aller davantage dans le détail. Il n’empêche. Aujourd’hui, dans leur globalité, elles ne semblent pas à la hauteur des attentes des consommateurs. Et la capacité de certaines à faire mieux que les autres peut certes un temps les distinguer, l’effet de halo produit par le climat de défiance global reste malgré tout problématique et rend assez fragile cet avantage compétitif sur la durée. Sans même parler des produits et des services proprement dits, toute communication est aujourd’hui un échange de valeurs. Et dans un espace communicationnel, où le pouvoir du consommateur n’a jamais été aussi fort, il convient de se placer dans un esprit de dialogue, de se montrer humain, authentique et transparent, réactif, évidemment pertinent, cohérent, et de rester sobre (less is more). Bref, en tant que marque ou institution, savoir être attentive à ceux à qui l’on s’adresse plutôt que rechercher à tout prix leur attention. Voilà la nouvelle logique. Claire en théorie, plus complexe à mettre en œuvre en pratique. Comprise en théorie, trop rarement adoptée en pratique tant les vieilles recettes top down ont la vie dure.
Maîtriser son destin
Un Français sur deux dit avoir le sentiment de ne pas avoir de pouvoir réel sur ce qui lui arrive, quand un sur deux avait au contraire le sentiment d’avoir le contrôle de la manière dont sa vie se déroule. Ils étaient respectivement 37 % et 60 % il y a un peu plus de dix ans. Cette perte de « prise » sur sa propre vie chez un nombre croissant de Français est évidemment lourde à porter au niveau individuel. Car il en va de ce que le philosophe et économiste Amartya Sen, prix Nobel d’Économie en 1998, nomme la « capacité » ou
« capabilité », cette possibilité qu’un individu a de faire des choix et d’atteindre ses objectifs effectivement. En être dépourvu s’apparente dès lors à être privé d’une forme de liberté. Parmi ceux qui estiment encore avoir la main sur leur vie, on retrouve davantage les plus âgés (53 % disent avoir le contrôle sur la manière dont leur vie se déroule, vs 47 %) et les catégories les plus aisées (58 % vs 42 %). Les « jeunes » semblent plus partagés (48 %/52 %) quand les Français de 35-49 ans – population charnière tant sur le plan professionnel que familial – se révèlent en revanche majoritairement insecure (44 %/56 %). Cela étant, et au-delà de ces variations, la France
se trouve bel et bien coupée en deux par ce qui semble constituer un nouveau critère de partage qui ne croise plus forcément les catégories explicatives traditionnelles (milieu social, niveau de revenus, lieu d’habitation…). Ce qui n’est pas sans conséquence sur le plan collectif, car sans un sentiment de maîtrise sur son propre destin, impossible de se projeter dans un avenir commun. Cette année 2017, qui a vu arriver Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, en a été une illustration patente : bien sûr, le vote a pu s’expliquer par des variables sociodémographiques et partisanes classiques, mais on y a vu aussi jouer à plein ce fort clivage entre, d’une part, les Français sûrs d’eux-mêmes, optimistes et confiants quant à leur avenir personnel et celui du pays, et les autres, préoccupés par leur situation, la pérennité de leur situation professionnelle et l’incertitude quant à l’avenir de leurs enfants. L’enjeu, on le voit, est ici important tant pour les pouvoirs publics que pour les entreprises – pour tout leader – de pouvoir redonner à tout un chacun des marges de manœuvre qui, si elles ne sont pas retrouvées, continueront de mettre à mal les destins individuels et l’avenir collectif.
Guénaëlle Gault
Elle est diplômée de Sciences Po Rennes, titulaire d’un DEA de sciences sociales de l’EHESS, d’une licence de philosophie et d’une maîtrise de lettres à La Sorbonne, elle est global head of digital chez Kantar Public après avoir dirigé l’unité stratégies d’opinion chez Kantar TNS (ex-TNS Sofres). Elle enseigne à Sciences Po et Paris VII.