Si le marketing a développé de nombreuses techniques permettant de tester les potentialités d’une offre classique (U&A, Omnibus, études shopper, etc.) ou la validité d’un nouveau concept (trade-off, tests qualitatifs, etc.), rien de tel n’existe encore en ce qui concerne le marché spécifique des objets connectés.
NOUER DES MARIAGES DE RAISON
Au niveau de la phase d’élaboration de l’offre, les études exploratoires sur des marchés déjà existants permettent de déterminer de nouveaux usages ou sources de valeur qui pourraient résulter de propositions inédites faites autour de produits ou services actuels. La caractéristique de l’IoT (Internet of Things) est de considérer des marchés qui peuvent être balbutiants ou inexistants d’une part, et de formuler des problématiques d’expériences totalement novatrices d’autre part. Dans ce cadre, les méthodologies UX (pour user experience) reposant sur l’observation des parcours d’usagers pour identifier les problématiques à améliorer offrent une perspective incrémentale pertinente, mais limitée, alors que le défi est beaucoup plus ambitieux : analyser toutes les potentialités d’une offre de technologie nouvelle ou construire des relations radicalement différentes avec des objets déjà existants.
Par définition, un objet connecté relie deux domaines qui ne sont pas nécessairement associés préalablement. Dans ce contexte, l’étude exploratoire doit favoriser la pensée associative à deux niveaux. Soit pour imaginer un rapprochement entre deux expériences dissociées dans le temps ou l’espace (par exemple faciliter le rapprochement entre le nutritionniste et le cuisinier via une balance connectée et un programme santé), soit pour imaginer de nouvelles formes de mise en relation entre un dispositif et des usagers (par exemple avoir une vision analytique et en temps réel de son activité sportive qui viendra compléter le retour d’expérience basé sur ses propres sensations physiques).
Cette pensée associative doit cependant demeurer « raisonnable », en ne tombant pas dans l’excès qui consisterait à considérer que tous les univers pourraient, ou devraient, être associés. Il faut, pour cela, qu’existent des enjeux suffisants. Le sportif « de loisir », par exemple, n’éprouvera pas forcément le besoin d’obtenir des évaluations statistiques permanentes de ses performances, ce qui pourrait au contraire aller à l’encontre du plaisir qu’il tire de son activité. La première étape de la démarche consiste donc à s’immerger dans le quotidien des usagers ciblés et à analyser les expériences qu’ils vivent et leurs attentes. Les enseignements tirés de cette immersion pourront alors être transposés dans d’autres univers. Par exemple, si un objet connecté procure une expérience positive au bureau, il pourra être adapté aux conditions de la vie à la maison afin d’y reproduire cette expérience positive, générant ainsi un nouveau marché. En effet, il n’existe pas de raison a priori pour que des attentes dans un univers donné (le bureau dans notre exemple) ne soient pas, au moins en partie, reproductibles dans un autre qui lui est connexe (la maison).
Actuellement, de nombreux objets connectés sont construits sur le principe de couplage de traceur d’activité et d’une couche d’informations disponibles sous une autre forme (du Parrot Flower Power, pour prendre soin de ses plantes à distance, au FitBit, le coach fitness que l’on s’accroche au poignet). À force d’être reproduit, le mécanisme en devient presque caricatural, et risque rapidement de s’essouffler et de perdre son sens. Prendre appui sur les besoins d’usagers est une chose évidente, mais n’est plus suffisante en soi. Pour aller plus loin, on privilégiera la manipulation, le jeu, la conduite d’expériences analogiques par des méthodologies de type ethnographique et l’immersion dans le réel.
SUSCITER LA CRÉATIVITÉ EN MÉNAGEANT LE RÉEL
On peut citer deux types d’outil qui s’appuient sur les analogies ethnographiques pour susciter la créativité. Tout d’abord, la cartographie des imaginaires du futur. Non seulement ceux que l’analyste peut formuler par lui-même, mais aussi ceux qui sont proposés par les œuvres de science-fiction. Ces dernières constituent une source d’information d’autant plus intéressante que ces créations sont immédiatement testées et évaluées par le public, à l’instar de l’ordinateur virtuel de Tom Cruise dans Minority Report, inutilisable dans la vie réelle. On trouvera là un levier formidable de créativité qu’utilise actuellement le design fiction. Ensuite, l’utilisation d’une grille résultant de l’analyse des invariants anthropologiques des mythes – comme le propose le chercheur et entrepreneur américain David Rose. Mythes qui ancrent les objets connectés dans des expériences d’enchanted objects.
Pour conclure sur cette phase d’élaboration de l’offre, il est important de se poser la question de la culture digitale du marché visé. Internet et les objets connectés, par le caractère transnational des firmes qui les promeuvent et leur caractère mondialisé, peuvent donner le sentiment de produits universels. En réalité, l’usage de l’Internet n’est pas universel, ni en accès et moyens d’accès, ni en termes d’expériences, ce qui remet en question le caractère universel de l’offre. Que serait une offre jugaad (ou frugale) en matière d’IoT lorsque le réseau est très faible ou le terminal un smartphone de première génération (aux Philippines, par exemple, les abonnements mobiles proposent des accès privilégiés et haut débit vers certains sites uniquement, le reste étant en bas débit) ? Ou bien, comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises lors de tests réalisés en Asie, l’expérimentation par la projection dans des maquettes « quick & dirty » ne se fait pas de la même manière dans toutes les parties du monde et peut conduire à des résultats décevants.
L’I.o.T., OU L’EXPÉRIMENTATION DE LA VALEUR
En ce qui concerne les tests de concepts, on constate que là où une maquette de produit ou d’interface peut permettre d’évaluer immédiatement sa pertinence, celle d’un objet connecté est beaucoup plus difficile à appréhender. Tout d’abord, il n’existe pas forcément de référentiel cognitif : je comprends intuitivement qu’une machine à laver tournant plus vite va mieux sécher mon linge, mais que va m’apporter la plateforme IoT de Google une fois Nest et mon Gmail connectés ? Ensuite, l’apport d’un objet connecté se révèle souvent dans la durée et implique donc de nouvelles modalités de test. Ceci d’autant plus que son utilisation pourra évoluer dans le temps, au fur et à mesure que seront découvertes ses potentialités. Il y a donc un enjeu à pouvoir intégrer des éléments de distances spatiales et temporelles qui sont généralement mis de côté dans les tests d’objets analogiques. Et même lorsque des objets analogiques sont testés sur la durée, l’objectif poursuivi n’est pas le même : contrairement aux field tests qui sollicitent des testeurs pendant plusieurs mois pour identifier les bugs et valider le maintien de la proposition de valeur dans le temps, il s’agit plutôt dans le cas des objets connectés de rendre possible un travail de co-conception avec les testeurs qui porte sur une expérience, sa valeur, et non la performance statique et immédiate de l’objet. De ce point de vue, les objets connectés présentent l’avantage d’être construits autour d’un « cœur » logiciel facile à faire évoluer afin de proposer des versions évolutives d’une même offre. On le comprend donc, tester un objet connecté implique de repenser le cadre d’analyse.
LES DÉMARCHES À METTRE EN PLACE
Tester un objet connecté, c’est le tester dans la durée : la question du bénéfice pour l’usager se pose dans la durée, dans la manière dont l’offre s’insère dans son quotidien, dans le chaînage de ses activités. Il faut donc s’immerger avec lui, obtenir des retours d’expérience en continu, et faire évoluer les propositions de valeur au fil des usages, des pratiques et des attentes. On ne teste pas un produit finalisé, mais on engage un processus d’itération, de coopération créative.
Tester un objet connecté, c’est tester une expérience et non pas un objet ou un service. Les auteurs de cet article ont dû mener une étude sur un appareil culinaire connecté et qui pouvait notamment être piloté par un mobile. Lorsque le binôme appareil/mobile était présenté à des usagers, la proposition de valeur était évaluée comme non pertinente. En revanche, une fois engagés dans l’expérience, ceux-ci ont identifié des utilités et redéfini des usages, ce qui a finalement abouti à des demandes argumentées pour aller plus loin dans la connectivité. Les usages des objets connectés se révèlent donc par les expériences qu’ils permettent et qui dépassent ou redéfinissent leurs conceptions originales.
Tester un objet connecté, c’est se méfier des attentes quasi normatives en termes de communauté et de gameplay basées sur la compétition entre pairs. Trop souvent, l’usager testeur pèche par excès de bienveillance vis-à-vis des offres – ce qui est classique –, et cela prend une forme particulière dans le cadre des objets connectés qui est de soutenir un discours enchanté sur l’intérêt de la technologie proposée. Cette dimension sociale ne se décrète pas, c’est même peut-être la plus difficile à construire volontairement. Pour la tester, il ne faut pas se contenter d’éprouver l’utilité ou l’appétence qu’elle peut générer, mais il faut maquetter de véritables interactions pour se rendre compte tant de l’intérêt réel à partager de la donnée que d’identifier les besoins de « privacy » qui se révéleront souvent déterminants.
Tester de manière efficace des objets connectés est un véritable défi, mais il ne doit pas constituer un frein à l’innovation. Trop souvent, la phase de test est vécue comme une période de sanction pouvant retarder considérablement la mise sur le marché. Et pourtant, qu’il s’agisse d’adapter ou d’enrichir une expérience, le bénéfice d’un objet connecté ne peut se concevoir que dans l’expérimentation avec des usagers. En définitive, tester revient à créer des métonymies digitalisées avec les usagers ; ou comment substituer une relation par une autre, équivalente, mais plus efficiente ou surprenante, de manière à ce qu’une relation plus forte se crée avec une marque ou un service.
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nicolas minvielle
Il est professeur associé à Audencia Business School et responsable du mastère spécialisé en marketing design et création. Ancien responsable des marques de Philippe Starck et consultant, il est l’auteur de huit ouvrages sur le design et l’innovation.
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On ne teste pas un produit finalisé, mais on engage
un processus d’itération, de coopération créative
Illustrations d’Amina Bouajila