Hier, quand il s’agissait de recruter un jeune diplômé, on s’interrogeait pour savoir « s’il était vraiment fait pour notre entreprise ». Avec les nouvelles générations, la question est de savoir si « l’entreprise est faite pour elle ». Rarement l’adéquation de nos talents à notre écosystème n’aura été si préoccupante, dans une économie où les entreprises ont plus de mal à recruter des éléments de valeur, concurrencées par l’international, l’entrepreneuriat, les entreprises d’un nouveau type… et l’éclatement du salariat.
QUE SIGNIFIE
POUR LES JEUNES
LA DISCIPLINE QUAND
TOUT EST ACCESSIBLE
7/7 J ET 24/24 H ?
Travailler, oui, mais pas seulement
Quand on étudie les 18/25 ans, leurs comportements sont bien différents de ceux de leurs parents, mais surtout plus complexes dans leur relation aux entreprises. Le respect de la vie privée dominait la conduite personnelle des « affaires », répondant à l’exigence des entreprises de voir ses collaborateurs se plier aux règles de confidentialité. On assiste aujourd’hui à l’explosion de la frontière public/privé. On étale, on exploite, on monnaye. L’intime et le public ne sont plus distincts. Que signifie pour ces jeunes une telle discipline quand tout est accessible 7/7 j et 24/24 h ?
La mobilité s’est imposée comme un mode de vie et de survie pour cette génération, elle veut vivre plusieurs vies. Cette fugacité va se confronter à la réalité des entreprises. Entre l’immédiateté, l’impatience et la non-linéarité d’une part, l’exigence de patience et de continuité d’autre part, l’inadéquation risque de provoquer bien des tensions.
Chaque jour est un nouveau jour, ce qui compte c’est de pouvoir s’exprimer, concevoir, fabriquer,
avoir le sentiment qu’on est maître de son destin : « ne pas attendre et faire ce que j’ai envie, comme je veux et quand je veux ». Une journée de travail dans une entreprise peut convenir, mais ne pas suffire à satisfaire une génération qui cherche à multiplier les expériences.
Un cynisme affirmé ? C’est de l’auto-défense dans un monde si incertain, non pour rejeter les systèmes, mais s’en protéger ; une façon de prendre du recul pour « mieux connaître l’ennemi ». Cette génération se distingue par sa capacité à se débrouiller, à inventer ses solutions, ses trucs et astuces ; elle sait ne devoir compter que sur soi et son entourage. Les amis, la famille inspirent confiance, bien moins les entreprises.
D’où découle un rapport contradictoire à l’entreprise : c’est un univers « infernal », le chômage, les CDD qui débouchent sur des stages… Mais c’est aussi un imaginaire idéalisé à travers la valorisation de la start-up et les discours sur la liberté d’entreprendre, l’innovation. Ce n’est plus un idéal dans lequel on se projette, mais une expérience qui sera suivie de bien d’autres.
Vivre passionnément et réussir
Ce qui définit les comportements culturels de ces jeunes, c’est le survol plutôt que l’approfondissement, l’éphémère plutôt que la durée. Ce sont les reflets de la culture zapping : diversité, renouvellement, expériences qui cassent avec le quotidien. Difficile alors d’harmoniser les plans à long terme – dont sont friands les marques – et la génération du buzz, de la réactivité et de « l’instant marketing »…
Consciente de sa domination, de ses capacités à s’adapter à chaque innovation, cette génération née au cœur d’une société du marketing à 360° comprend bien l’importance de la relation client (« le client, c’est moi »), de l’expérience consommateur, de la réputation… Dans la relation avec les employeurs, la relation du « donnant-donnant » devient donc une pratique comprise et pratiquée sans peur(s) ni reproche(s).
C’est une génération qui dispose, par la révolution numérique, des avantages qui favorisent un dialogue transparent et direct. Elle a peut-être perdu de la naïveté, mais pas l’envie de vivre passionnément, ni celle de réussir. Mais pas n’importe comment ni n’importe où, encore moins avec n’importe qui. Et pour les entreprises, c’est la génération la plus difficile à appréhender, à comprendre et à persuader.
LA CONSCIENCE QUE
LES SAVOIRS NE SONT PAS
DES STOCKS QUI SE VALORISENT,
MAIS DES FLUX À OPTIMISER
N’EST PLUS UNE SURPRISE
POUR LES DIPLÔMÉS.
En amont, réformer les pédagogies
Que les comportements des jeunes changent, soit, mais cela implique une mutation profonde de l’éducation – notamment de l’enseignement supérieur afin qu’il soit bien plus en phase avec les attentes des entreprises. Moins médiatique mais essentielle, elle concerne la pédagogie. Dans les écoles de commerce et d’ingénieurs en particulier, on a su répondre au défi posé par les entreprises voilà une vingtaine d’années : l’inadéquation. Et les changements ont été sérieux et productifs. Il est rare d’entendre les reproches faits aux diplômés de ces formations concernant leur manque d’expérience de l’entreprise. Ce qui a été fait : une analyse sérieuse des manques – par une compréhension des évolutions des sphères de l’entreprise, du travail et de l’emploi… – et in fine la transformation des pédagogies.
L’enseignement en mode projet avec un autre rapport au temps est une révolution. Les étudiants sont amenés à privilégier d’abord la dimension concrète et pratique, l’expérimentation, afin que la théorie vienne ensuite éclairer la démarche. Ainsi, on redéfinit (et on revalorise) le rôle et la valeur du savoir, on transforme efficacement la relation entre enseigné et enseignant, on stimule le sens de l’action et de l’initiative… Cette transformation pédagogique doit encore s’harmoniser avec les modalités de travail au sein des entreprises. Parfois la symbiose est parfaite, sinon la déception domine quand il faut se confronter aux lenteurs, aux hiérarchies…
L’étudiant est responsabilisé, rendu acteur de sa formation. La conscience que les savoirs ne sont pas des stocks qui se valorisent, mais des flux à optimiser n’est plus une surprise pour les diplômés… C’est la première génération d’une formation post-études permanente, de leur responsabilité, mais avec des exigences fortes envers leurs entreprises. Considérer qu’on est « toujours à un clic du savoir utile » transforme les mentalités des étudiants et le rapport qu’ils entretiennent avec la sphère des connaissances (loin des stéréotypes d’incultes et d’illettrés dont on les affuble). Mais de telles évolutions conduiront les entreprises à repenser leurs processus de formation.
En aval, les entreprises tiennent-elles le rythme ?
La culture du team spirit face à la performance personnelle est ce qui est privilégié dans certaines écoles, la dimension du « team » dominant les enseignements (grands projets, workshops…). Les étudiants ainsi opérationnels dès leur arrivée au sein des entreprises
doivent néanmoins affronter des incohérences… On leur a répété que l’entreprise qui réussissait le devait à l’esprit d’équipe, et ils se confrontent à des normes se réduisant à l’individualisme, à des décalages inadaptés voire contre-productifs – dont l’« évaluation individuelle annuelle » serait un exemple.
Le droit à l’expérience et à l’échec – considérant que l’échec fait partie du processus noble de la réussite – est une dimension qui trouve sa place dans une école d’aujourd’hui, mais pas toujours dans une entreprise. Nous ne sommes pas dans une opposition entre diplômés et entreprises, mais dans une incohérence entre les principes évoqués lors de conférences, de rencontres entreprises-école… et la réalité du quotidien professionnel.
Le volontaire usage de l’instabilité et de l’inattendu : rien n’est pire pour cette génération de l’immédiat et de l’impatience que la routine. Il ne s’agit pas seulement d’un trait de caractère, mais de l’effet, en ce qui nous concerne, d’une formation qui cherche à « casser les rythmes », à développer les contrepieds et les difficultés. Ce qui compte, ce n’est pas de former pour opérer dans la facilité et la linéarité, mais dans la contrariété. Comment exiger de l’entreprise une telle pratique ? Comment faire pour qu’elle propose que « chaque jour soit un nouveau jour » ?
Enfin, dans les médias, on ne peut manquer le raz-de-marée autour des start-up, des « jeunes patrons à 26 ans ». Mais plus que la création d’entreprise, les formations actuelles sont avant tout des « boosters » au service d’un esprit d’entreprendre. On part de l’individu et on stimule sa capacité d’autonomie, d’action et de décision. On cultive son sens de l’engagement et de l’initiative. Des entreprises sauront maximiser cet apport. D’autres grogneront contre une « génération impatiente et trop en quête de changement ».
Manier avec intelligence les paradoxes
Quand on examine les valeurs et les comportements de cette génération, les transformations pédagogiques de l’enseignement supérieur – du moins les plus dynamiques – et les attitudes des
entreprises, plusieurs paradoxes ressortent.
Le temps. Face à la réalité, le désir de long terme pour l’entreprise, il y a la revendication d’une génération qui ne veut pas se limiter à un seul métier, occupation ni employeur, par méfiance ou désir de changement. Comment conjuguer le « mono » face au « multi » ? Comment s’adapter à une génération de l’immédiateté et de l’éphémère, qui pense plus expériences successives qu’engagement prolongé ? Comment développer un sentiment d’appartenance chez des jeunes qui pratiquent la polygamie professionnelle ?
ON NE FORME PAS POUR
OPÉRER DANS LA FACILITÉ
ET LA LINÉARITÉ, MAIS DANS
LA CONTRARIÉTÉ. COMMENT
EXIGER DE L’ENTREPRISE
UNE TELLE PRATIQUE ?
L’espace. Le bureau n’est plus un « ici et maintenant », il est « partout et à tout moment », la déterritorialisation rendue possible par les outils de partage, des mails au cloud… Comment conjuguer la volonté encore majoritaire des entreprises du « tout sous un toit » et les aspirations de « multiples vies en de multiples lieux » de ces jeunes ?
L’ego. Dans l’entreprise traditionnelle, l’individu est au centre du système (salaire, prime, reconnaissance, titre). Quand la culture projet devient le moteur même du système, c’est davantage le team qui prévaut. Comment apporter des réponses motivantes à un processus qui fait primer l’équipe sur la personne ?
COMMENT DÉVELOPPER UN
SENTIMENT D’APPARTENANCE
CHEZ DES JEUNES QUI
PRATIQUENT LA POLYGAMIE
PROFESSIONNELLE ?
Le silence. La confidentialité s’accommode mal de la culture d’une génération favorisant l’extériorisation permanente. Comment la sensibiliser aux préoccupations légitimes des entreprises à l’heure des lanceurs d’alerte, des problèmes de sécurité et de cyber-sécurité, d’espionnage industriel ?
Le sentiment. La dynamique de l’entreprise repose sur la confiance, réelle ou figurée, quand celle du recruté intègre une sérieuse dose de méfiance (issue des expériences personnelles, familiales, politiques, médiatiques…). Comment peut-elle rester un élément clé de la relation, un levier essentiel pour la réputation de l’entreprise et un moteur de réussite des recrutements ?
Une question de confiance
Nos entreprises seront-elles capables d’attirer les meilleurs des étudiants et les conserver assez longtemps pour que l’échange soit réciproquement gagnant ? Sauront-elles s’adapter pour séduire et persuader cette génération passionnée et passionnante de vivre pleinement la relation à l’entreprise ?
Elles devront travailler sur le principe historique de l’unité de lieu (le bureau ou l’usine), de temps (les horaires imposés), de système (le management top-down), qui va nettement s’affaiblir. L’avenir appartiendra à celles qui auront su plus tôt mettre en œuvre ces transformations profondes… Le temps perdu ne se rattrapera pas.
Face à une génération étrange qui semble manquer d’idéaux, l’entreprise réellement engagée a plus d’avenir que celle qui considère les préoccupations sociales, environnementales, éthiques comme des contraintes à masquer par une communication opportuniste. Cette génération priorise l’activisme, le partage, la solidarité, l’écoute. Elle parle moins d’engagement que les précédentes, mais le pratique avec une forte implication sur des fronts plus nombreux.
Jamais une génération
n’aura été aussi sensible
aux comportements
qui fondent les relations.
Dans la société de la recommandation, de la notation instantanée, la réputation joue un rôle central auprès des jeunes. Tout se sait sur Twitter et sur Facebook. Les diplômés ne choisiront pas toujours la meilleure des voies, mais sauront vite où ne pas aller. Ce qu’émet l’interne des entreprises prend alors une importance démesurée. L’enjeu principal de la relation et donc du recrutement n’est plus de se projeter dans un avenir lointain, mais d’évaluer le potentiel de confiance réciproque. La transparence devient la meilleure solution pour faire que chacun trouve sa place. Jamais une génération n’aura été aussi sensible aux comportements qui fondent les relations.
Le monde économique doit prendre rapidement conscience que le fossé d’hier, la modernité de l’entreprise face à la vétusté de l’enseignement, se transforme en une réalité inversée ; les entreprises sont en décalage avec les comportements et les attentes d’une génération née au tournant du siècle et formée en harmonie avec l’époque et ses exigences diverses.
Marc Drillech
Directeur général de Ionis Education Group depuis 2005, en charge des questions liées au marketing et à la communication des 23 écoles et entités du Groupe. Auparavant, il a exercé les fonctions de président de Publicis Dialog et Publicis Étoile, et des responsabilités dans d’autres agences après sa licence de sociologie puis Sciences Po.