« Hypercapitalisme, hyperclasse, hyperpuissance, hyperterrorisme, hyperindividualisme, hypermarché, hypertexte, qu’est-ce qui n’est plus “hyper” ? Qu’est-ce qui ne révèle plus une modernité élevée à la puissance superlative ? »
1 L’ère du numérique et du virtuel nous a mis à l’heure de l’hyperindividu
2. Nous accusons lentement la disparition de la modernité au profit d’une puissance superlative, hyperbolique, où l’excès en tout genre est le maître mot. « C’est dans ce contexte que se déploie l’individu “par excès”, note Nicole Aubert. Un individu qui présente, à notre sens, plus d’une facette : celle de l’individu conquérant – “entrepreneur de sa propre vie” et poursuivant avec acharnement son propre intérêt – est la facette économique, l’incarnation de la logique de marché qui sous-tend l’individualisme “par excès”. Elle n’est cependant pas la seule et on peut vivre “l’excès” ou le “trop-plein” sur des re-gistres divers et de façon fort différente. »
3
L’instantanéisme
C’est un excès d’un genre nouveau, qui n’est pas celui de l’ancien monde, où il s’agissait de flirter avec les limites ou de les dépasser. « Hors champ » et « hors temps », la montée en puissance du toujours-plus ne peut s’arrêter dans la mesure où, depuis un certain temps, les limites ne cessent de s’effacer. « Même les comportements individuels sont pris dans l’engrenage de l’extrême, comme en témoigne la frénésie consomptive, les pratiques de dopage, les sports extrêmes, les tueurs en série, les boulimies et anorexies, l’obésité, les compulsions et addictions. »
4
Une des caractéristiques de notre société hypermoderne est de nous plonger dans une représentation du temps où tout s’accélère. Nous pouvons parler en ce sens d’un hypertemps qui se vit en accéléré.
Cette représentation du temps est celle provoquée par le swap – caractérisé par ce geste devenu « naturel » qui, comme une glisse, généralement réalisé avec l’index, nous propulse dans le monde d’Internet –, qui assure le passage du réel au virtuel. Le temps du swap, ce n’est même plus celui du présent, mais celui de l’instant. À l’heure de l’hypermodernité, nous ne sommes plus dans le présentéisme,
mais déjà dans l’instantanéisme.
Cette immédiateté ronge nos existences, qui perdent peu à peu le sens et la sagesse de l’attente et de la patience. « Le couronnement du présent a commencé bien avant que ne vacillent les raisons d’espérer dans un avenir meilleur… Au moment où résonnaient les ultimes incantations révolutionnaires chargées d’espérances futuristes s’est déployée l’absolutisation du présent immédiat glorifiant l’authenticité subjective et la spontanéité des désirs, la culture du “tout, tout de suite”
5 sacralisant les jouissances sans interdit, sans préoccupation des lendemains. »
6
Or, cette représentation accélérée du temps a une conséquence majeure sur notre rapport au monde et aux autres : notre perception du monde se fait elle aussi sur le prisme de l’instant et donc davantage sur le registre affectif et émotionnel que sur celui de la lente et mature réflexion. Le logos (discours rationnel) se trouve dépassé par le pathos. Si bien qu’à une représentation du temps accélérée s’associe une vision du monde affective.
L’EMOJI DISCRÉDITE
TOUTE POÉSIE. IL N’EST
PLUS QUESTION DE
CHERCHER AU PLUS JUSTE
ET AU PLUS PROFOND DE SOI.
La systématisation
À cela doit s’ajouter un autre paramètre : le règne de la puissance écranique. En effet, la virtualité suppose l’écran et donc l’image. Toutefois, force est d’admettre que notre regard ne s’attarde pas de la même manière devant l’écran de notre smartphone ou de notre ordinateur que devant un tableau de Botticelli ! Nous n’avons pas affaire aux mêmes types d’images, ni même au même traitement. Les images qui défilent le temps du swap sont généralement éphémères et furtives. Elles n’ont pas pour vocation première à être analysées et décortiquées, à la différence par exemple d’une œuvre d’art en face de laquelle notre regard s’attarde davantage, autrement.
Cela pourrait paraître banal s’il n’y avait pas une conséquence importante sur notre manière d’appréhender le monde. En effet, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art ou d’une photo issue de Snapchat, nous convoquons un registre émotionnel. Néanmoins, il ne s’agit pas du tout des mêmes registres : l’œuvre d’art fait écho à l’émotion esthétique (qui convoque aussi bien le sensible que l’intelligible), alors que l’image virtuelle (dont Snapchat est la plus belle illustration) en appelle à l’émotion immédiate et spontanée. Cette représentation d’un hypertemps (un temps accéléré) auquel s’associe la variation incessante d’images éphémères érigées sur la culture du zapping nous plonge dans une hypersensibilité permanente. L’emblème de cette montée en puissance de l’hyperémotivité est la présence dans le langage lui-même d’images-émotives appelées
émoticônes ou encore emoji.
Mais loin de permettre la diffusion d’une émotion typiquement personnelle, proprement humaine, les emoji réduisent au sein même du discours notre champ émotionnel en le systématisant. Alors que le propre d’un écrivain – et plus encore d’un poète – était de transmettre une émotion par le biais esthétique de l’usage des mots et de la langue, ce qui donnait lieu à une création inédite, l’emoji discrédite toute poésie. Il n’est plus question de chercher au plus juste et au plus profond de soi : apposer une figure commune suffit. Ainsi, envoyer un emoji-cœur à sa mère ou à son fils pour lui dire merci a la même valeur que d’en envoyer un à son amoureux après une demande en mariage. Les émoticônes condamnent le sujet à une normalisation émotionnelle tout en admettant la prédominance affective, sensible, émotionnelle. (Et de rappeler que dans la dernière version du logiciel de l’iPhone 6, les mots se métamorphosent instantanément en emoji quand on rédige un sms. C’est à se demander si les mots ne vont pas disparaître à terme pour être remplacés par la puissance d’images-affectives…)
Prenons l’exemple d’une émission de téléréalité : il s’agit d’une succession d’images sans scénario préalable (du moins le pense-t-on) qui ne joue que sur le registre de l’émotionnel dans la mesure où il n’y a pas de récit (effacement du logos). Le téléspectateur est balancé entre rires et larmes, au rythme des instants qui s’enchaînent. Cela fait écho à la société liquide – celle de la vitesse et de la mobilité – dont parle Zygmunt Bauman, pour qui « la vie liquide est précaire, vécue dans des conditions d’incertitudes constantes »
7. Une hypersociété instable par essence dans la mesure où elle se construit sur les fluctuations mouvantes et changeantes de notre vie affective. Si bien qu’au cœur du langage, dans ce qui est du registre de la communication, il nous faut tenir compte de cette prérogative propre à notre société hypermoderne : l’individu hyperémotionnel à l’affect instable, ambivalent, qui va là où va l’image.
S’ouvre alors un nouveau défi lancé à nos registres communicationnels : établir des liens profonds, authentiques, véraces à partir de langages éphémères. Tel est l’un des nouveaux enjeux de l’hypercommunication contemporaine.
*Femme noire, Léopold Sédar Senghor, in Chants d’ombre (1945).
1. Les Temps hypermodernes, Gilles Lipovetsky et Sébastien Charles, Le Livre de poche, 2004, p. 49.
2. Voir à ce sujet : Je selfie donc je suis. Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel, Elsa Godart, Albin Michel, 2016.
3. Le Culte de l’urgence, Nicole Aubert, Flammarion, Paris, 2003, p. 115.
4. Ibid., p. 53.
5. À ce sujet, Nicole Aubert écrit aussi : « L’urgence économique du “tout, tout de suite” fait partie d’un tableau d’ensemble – celui de la société “à temps court” – dans laquelle les individus, désespérant de “vivre une éternité” sont, comme le disait Tocqueville, “disposés à agir comme s’ils ne devaient exister qu’un seul jour” », ibid., p. 315.
6. Ibid., p. 60.
7. La Vie liquide, Zygmunt Bauman, Pluriel, 2013, p. 8.
Elsa Godart
Philosophe et psychanalyste, enseignant chercheur à l’université de Paris-Est, elle est responsable du diplôme d’éthique médicale à l’hôpital de Ville-Evard. Experte auprès de l’APM et auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages.