Nous ne parlerons pas ici de grande saga amoureuse, de quai de gare grisâtre ou de rencontre inattendue quand le soleil de juillet disparaît sous les toits. Non, nous parlerons de cette vague qui submerge avec presque autant d’intensité que lorsque l’on retrouve l’amour. Une vague d’émotion pure, mais qui se glisse dans l’âme par les portes latérales : les oreilles.
Le Larousse dit de l’émotion : « bouleversements à l’intérieur du corps ». Nous ne sommes pas loin du vrai. Que l’on se souvienne de la dernière fois que l’on a entendu ce morceau que l’on pensait effacé à jamais de sa mémoire, qui semblait si insignifiant au milieu de sa playlist, qui nous avait transporté et transpercé. Qui nous a donné l’impression palpable que le corps glisse de son enveloppe, que le métronome du cœur échappe aux règles du tempo.
Quels que soient son origine, son genre, son âge, chacun a en lui une petite musique qui, lorsqu’il l’entend, le fait chavirer : le cerveau prend les commandes et il ne reste qu’à subir son caprice.
DEPUIS LA NUIT
DES TEMPS, L’HOMME
SAIT QUE LA MUSIQUE
CRÉE CES
« BOULEVERSEMENTS
À L’INTÉRIEUR
DU CORPS ».
Dispersion
On utilise le mot « émotion », on aurait pu choisir « transport ». La musique est un art singulier qui rend fort à déplacer des montagnes, fragile à se terrer chez soi, heureux à sauter sur place, triste à se rouler par terre. Qui peut nous transporter dans ces états en quelques mesures, quelques secondes.
Mais pourquoi la musique arrive-t-elle à nous faire voyager aussi loin en si peu de temps ? Sûrement parce que notre cerveau ne sait pas processer l’abstrait. À défaut de traiter l’information logiquement, il la disperse dans différentes zones du cerveau – les quatre lobes cérébraux, le cervelet, l’hippocampe – et la transforme en émotion.
Les rythmes sont envoyés vers les cortex frontaux et pariétaux voisins du cortex moteur, ce qui explique que nos pieds se meuvent quand le tempo nous parle. Les harmonies, mélodies et tonalités sont dirigées vers le cervelet, le cortex, le lobe temporal. Si vous connaissez le morceau, direction l’hippocampe, unité centrale de la mémoire ou noyau accumbens, pour y stimuler le cortex et l’amygdale, qui respectivement nourrissent la sensation de satisfaction et de plaisir, et augmentent la libération de dopamine. Frisson musical garanti.
« La musique est le langage des émotions », nous dit Kant, mais le philosophe oublie un autre sens qui partage cette capacité de toucher l’âme. Tout comme la musique, le parfum traverse la conscience pour aller tirer des fils plus fins, plus sensibles.
Qui n’a jamais ressenti cette vive émotion en redécouvrant un parfum du passé, l’odeur de la nappe chez ses grands parents ou celle du plastique des protège-cahiers, le parfum d’un amoureux ? Ce n’est pas un effet du hasard, le cerveau utilise les mêmes ressources pour « cataloguer » un parfum. Comme pour la musique, il attache une émotion à la sensation olfactive, qui sera rediffusée dans tout le corps, et chaque apparition du parfum en question vous fera replonger « physiquement » dans la sensation du premier instant. D’ailleurs, les parfumeurs parlent avec les mots des musiciens : une note fruitée, un accord de tête… et travaillent sur un orgue à parfums. L’inspiration du poète ne dit rien d’autre. Baudelaire écrit dans Les Fleurs du mal, associant parfum, musique et couleur : « Il est des parfums frais […] doux comme des hautbois, verts comme des prairies. »
LA MUSIQUE N’EST QU’UNE SUITE
MATHÉMATIQUE, UNE ÉQUATION
À RÉSOUDRE.
Fascination
Depuis la nuit des temps, l’homme sait que la musique crée ces « bouleversements à l’intérieur du corps ». Comme en témoigne la découverte de flûtes taillées dans des os d’animaux datant de 40 000 ans. La musique fédère, fascine, elle fait peur parfois. Ainsi au Moyen Âge évitions-nous de céder à la tentation de jouer des accords de trois tons (ou quartes augmentées), au risque d’être brûlé le jour même. Cet intervalle nommé diabolus in musica (« le diable dans la musique ») était interdit par l’Église dans la musique religieuse baroque pour la simple raison que cet accord créait une petite bizarrerie dans la résolution harmonique. Rien de bien méchant, mais de quoi créer une crise de foi dans l’oreille du profane.
Ne dit-on pas « jouer » de la musique dans toutes les langues ? La valeur ludique de la pratique musicale prend tout son sens quand on réalise que le « jeu » renvoie à un sentiment primal de plaisir immédiat, lié à l’enfance, berceau des grandes émotions et de la découverte du monde, de la découverte de soi.
La musique occidentale ne fait que jouer avec vos attentes. Tout est sujet de « résolution », comme l’avait compris Bach, le vrai patron, la musique n’est qu’une suite mathématique, une équation à résoudre. Un accord de présentation + un accord d’attente + un accord de tension = un accord de résolution. Quand le compositeur a envie de jouer avec vous, il ajoute un autre accord, décalant d’un cran la résolution, ce que votre noyau accumbens aime beaucoup.
La musique commence là où s’arrête le pouvoir des mots, disait Wagner. Il est temps d’aller réécouter ce morceau qui nous a transportés. Pour ma part : l’Aria des Variations Goldberg, Bach toujours, par Glenn Gould.
*Moderato Cantabile, Marguerite Duras, Les Éditions de Minuit, 1958.
Alex Jaffray
Il a fondé l’agence sonore Start-Rec en 2003, ce qui lui permet de se téléporter pour être à la fois compositeur, directeur de création et chroniqueur musical pour France 2.