Nietzsche avait très tôt souligné à quel point une certaine modernité est pauvre en expériences. Quels antidotes aux anesthésies, aux uniformisations et indifférences ? Quelles puissances d’empowerment de chacun, mais aussi des milieux habités, pour les dépasser ?
La superposition des mobilités et des communications ouvre désormais des possibilités sidérantes dans un vaste tohu-bohu d’urbanisation planétaire, donnant lieu à ce que Zygmunt Bauman nomme « la vie liquide », qui se développe avec la fluidification des circuits et un néo-nomadisme. De multiples maux assaillent également les sociétés urbaines telles les ségrégations et les pollutions de toutes sortes, contribuant à l’aliénation d’un homme réduit au rôle de consommateur. Il faut constater que cette évolution des milieux et des lieux s’accompagne d’un désenchantement et d’une tentation de repli sur l’échelle individuelle, mais plus généralement d’un épuisement des existences, car dans l’incapacité de « possibiliser » (comme le soulignait Gilles Deleuze à propos des personnages de l’œuvre de Beckett).
L'insistance de l'homme à rechercher un chez-soi est confrontée, à l'heure de l'urbanisation généralisée, à de nouvelles complexités territoriales. Les activations des logiques incontournables de mobilité remettent en cause des organisations sociales comme des développements spatiaux hérités du passé. Ainsi, l’étalement urbain, qui accélère et intensifie les déplacements, amène à recomposer proximités et en-commun. La tendance à une sorte de saut quantique entre l'habitat et la pratique d'espaces déconnectés physiquement du lieu de résidence est à rapprocher d'autres relations qui se nouent aussi localement et translocalement.
Des pratiques de vie, de travail ou de loisirs largement éclatées dans l'espace géographique se généralisent en même temps qu'une aspiration à une inscription locale (quartier, voisinage...). Il apparaît que l'habitant tend toujours à se rapprocher de son groupe culturel, familial, ou d'un contexte au sein duquel il puisse développer des échanges, des transactions, des solidarités, favorisées par les dispositions spatiales. Cette stratégie résidentielle, largement déterminée par le travail mais aussi par le facteur humain (famille, amis, école, lycée...), s’avère d’ailleurs d'autant plus salutaire que pèsent des difficultés financières. Signalons quelques sources métamorphiques régénératrices principales à même d’inventer de nouveaux possibles : redonner des marges de manœuvre, cultiver frugalité et collaborativité, lieux en partage et contact avec la nature pour un empowerment écosophique.
REDONNER DES MARGES DE MANOEUVRE
Le redéploiement de marges de manœuvre citadines passe par de justes espacements et délimitations afin que chacun puisse s'approprier son habitat, non pas au sens d'en être propriétaire, mais de s'y reconnaître, et de mettre son empreinte dans cette médiation spatio-temporelle concrète et symbolique entre soi, autrui et le monde. Car habiter, c’est s’inscrire dans un système de spatio-temporalités qui s'interpénètrent, de l'intime à la proximité et à la ville, au pays, au monde. L'habitat est par excellence le point de rencontre de ces croisements. Chacun cherche en effet à préserver son intimité et son ipséité, en quête d'une possibilité conjointe d'échanges et de mises à distance pour que les différentes histoires personnelles, familiales et collectives, puissent s'exprimer. À l’inverse, une structuration de l'espace opérée uniquement suivant une logique gestionnaire ou technocratique ne peut que désorienter l'habitant qui n'y retrouve pas les repères symboliques culturels et existentiels. Et toute banalisation de l'habitat - qui amène à concevoir les logements comme des lieux fermés et homogènes dans des immeubles renforçant le caractère d'enveloppe close - est non seulement vécue comme une contrainte insupportable, mais participe d’une aliénation.
Frugalité et collaborativité
L'adaptation entre l'architecture, le logement et le milieu, qui est une question essentielle pour l'habitabilité, passe par la prise en compte des modes de vie, avec le souci de la fragilité des milieux de vie. L'enjeu n'est donc pas de définir le style d'un objet à bâtir sur la base d'une programmation figée, mais de répondre aux évolutions contemporaines à partir de problématiques et de lignes de forces entrelaçant ménagement, concertation, ville et architecture. Désormais, l’injonction de frugalité et de collaborativité gagne du terrain, aussi bien en tant que nécessité que de valeur. S’y ajoutent des tendances fortes en Europe qui amènent à reconsidérer la question de l'habitation : vieillissement de la population, augmentation du nombre de femmes qui travaillent et des personnes vivant seules, modification de la famille, (diminution des familles nombreuses, hausse du nombre de familles monoparentales ou recomposées, cohabitation de personnes non mariées), aggravation de la précarité, mutations technologiques...
Les situations habitantes urbaines exigent que soient articulés avec finesse le public et le privé, le dedans et le dehors, l'intime et le commun, le singulier et le multiple, l’humain et le non-humain. Il y a des lieux pour être en soi, des lieux d'indifférence, des lieux recoins, des lieux de déploiement et de rencontre. Des interfaces et hybridations d’un autre type s'imposent comme une évidence, soulignant l'évolution par rapport aux demandes quant aux soins du corps, à l’aspiration à profiter du dehors et à bénéficier de la mise en contact avec la nature, qui favorise le bien-être comme la rencontre d'autrui... Avec le plaisir d’inventer d’autres manières de vie plus sobres et amènes.
DES LIEUX DE PARTAGE
Les configurations de l'être-ensemble s’avèrent désormais être un défi majeur à l'ère de l'individualisme, des communautarismes, de la pauvreté et de l'exclusion. Les communications de masse, les modifications d'un univers professionnel plus instable, le règne de l'automobile, les brouillages des univers symboliques contribuent au « déclin de l'homme public ». Les univers de référence étant de plus en plus ceux de la vie domestique et des socialités privatives, une pure juxtaposition des personnes ou le repli « entre-soi » menace les sociétés. Alors que l'habitat pavillonnaire continue à proliférer, la réinvention d'espaces collectifs et publics de proximité liés aux nouveaux modes de vie s'affirme comme un creuset nécessaire au commun.
Les espaces de transition entre l'espace public et la sphère privative, les différents cheminements comme les pauses, en résonance avec une nature domestique ou sauvage, constituent des vecteurs potentiels du rapport aux autres et d'une certaine qualité de vie. L'importance accordée aux échelles intermédiaires de protection et d'appropriation entre la sphère privée et les unités de voisinage permet - au lieu d'enclore et d’isoler des immeubles d'habitat, ce qui cultive le sentiment d'insécurité - de développer les manières de se relier à des espaces d’en-commun, que ce soit des rues, des venelles, des vides, des places, des jardins, des chemins, des paysages. Ceci, tout en favorisant des formes singulières, construit un altermilieu en partage.
Contact avec la nature
On peut constater par ailleurs l'importance que prend en ville, dans ces nouvelles formes de cohabitation qui s'inventent, le rapport établi avec une nature2 (du latin natura : « action de faire naître », « fait de naître ») en perpétuelle genèse, nature d'autant plus précieuse que les recherches de densité apparaissent incontournables face au mitage problématique des campagnes et à la fragilité des écosystèmes.
L'eau, l'air, le soleil, le vent, la flore, la faune, le rythme des jours et des nuits, celui des saisons, du proche et du lointain, ont une telle influence sur les écosystèmes de la vie quotidienne et peuvent procurer tant de plaisir qu'ils constituent des réalités auxquelles les habitants se réfèrent pour en souligner l'importance lorsqu'elles ont été bien apprivoisées dans le cadre bâti ou pour s'en plaindre ou y aspirer lorsqu'elles ont été négligées ou malmenées. De justes implantations topographiques, climatiques, de bonnes expositions, des balcons assez spacieux pour y installer une table et des chaises, des jardins, des parcs ou des « morceaux de campagne » dans lesquels il est agréable de se balader, s'arrêter, s'isoler ou parler, des sols perméables, des masses végétales, permettent d'habiter la ville et de la refonder dans la triple dimension du réel, de l'imaginaire et du symbolique. L'artefact architectural qui est en résonance avec une nature aux mille facettes peut renouveler un support actif programmatique et des productions bâties entre ville et nature offrant d'autres potentialités pour les citadins.
Vers un empowerment écosophique
Ainsi, on assiste depuis quelques décennies à la recherche de dispositifs visant à un élargissement de « capabilités » sensorielles, sensuelles, perceptives et interactives. Et ce, à partir de la création non seulement d’agencements spécifiques, mais plus globalement de nouveaux environnements pour la sensibilité et l’intelligence humaine impliquant des relais techniques à même de mobiliser en situation tous les sens. C’est une telle fabrique qui est à même d’amplifier les marges de réception, d’action et d’interaction de chacun. Cette écosophie des milieux habités, « liant d’un seul tenant écologie environnementale, sociale et mentale » (Guattari), passe donc par le développement d’alter-conditions de possibilité, en inventant des manières d’être attentionné aux personnes et aux lieux. Il s’agit de déplacer des limites et cultiver les formidables possibilités de la vie et des échanges. Ce qui est une manière de réenchanter le monde à partir de micro-situations. Dans cette dynamique, le mineur s’avère majeur.
1 - Membre du Conseil scientifique d’Europan, elle est également auteure de Ville contre-nature (dir. C. Younès) ; Habiter, le propre de l’humain, (dir. Th. Paquot, M. Lussault et C. Younès), ; Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, (dir. C. Younès) ; Architecture des Milieux (dir. C. Younès, B. Goetz), Le Portique, 2010 ; Philosophie de l’environnement et milieux urbains, (dir. Th. Paquot et C. Younès) ; Espace et lieu dans la pensée occidentale. De Platon à Nietzsche (dir. Th. Paquot, C. Younès) ; Perception, architecture, urbain, (dir. C. Younès, X. Bonnaud), Infolio, 2014. 2 - Cette approche de la relation entre nature et ville a été développée dans Ville contre-nature, C.Younès (dir.) Paris, la Découverte, 1999.
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chris younes
Elle est philosophe, psychosociologue, professeure à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-la-Villette et à l'Ecole Spéciale d’Architecture, directrice du laboratoire Gerphau et du Réseau International PhilAU.
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