On parle toujours de « storytelling », et pourtant ce vocable recouvre une réalité bien différente en 2017 en comparaison de ce qu’il était il y a à peine cinq ans. Les technologies 3D, le jeu vidéo, l’AR et la VR (réalité augmentée et réalité virtuelle) bouleversent nos manières de raconter les histoires et font appel à un nouveau concept : le « worldbuilding ». De quoi s’agit-il ? Difficile de donner une définition stable à une discipline qui semble toujours en train de s’inventer. Le mot lui-même n’a pas d’équivalent en français. Pour faire simple, nous pouvons considérer le worldbuilding comme un processus de création qui consiste à inventer intégralement un univers, ainsi que son histoire avec un grand « H » – sa géographie, son écologie, ses traditions, etc. – avant de créer l’histoire qui va l’accompagner.
L’HUMAIN EST CAPABLE DE TOUT
INVENTER, DE TOUT CRÉER ET
RIEN NE RÉSISTE À SA CAPACITÉ
CRÉATRICE, PAS MÊME
LA GÉNÉTIQUE.
Le worldbuilding est un outil qui permet de disrupter le xxie siècle et la vision que nous avons de l’avenir. Plus prosaïquement, c’est aussi une manière de repenser les marques et le marketing, une formidable machine à réinvention qui dépasse de loin les frontières de l’entertainment, puisque les technologies de VR et d’AR ont vocation à irriguer les domaines de la médecine, de la physique, du sport, entre autres.
V.R. ET A.R. REDÉFINISSENT
LES CONTOURS DE L’INDUSTRIE
DE L’ENTERTAINMENT POUR
NOUS EMMENER ET NOUS
RAMENER VERS DES RÉCITS
« TRIBAUX » PLUS ENGLOBANTS.
© Alessio Lin
Les récits sphériques
Ce procédé créatif a été, pour partie, théorisé par Alex McDowell, production designer et directeur artistique de cinéma, qui a notamment travaillé sur Minority Report de Steven Spielberg sorti en salles en 2002 ou Charlie and the Chocolate Factory de Tim Burton en 2005, deux films qui caractérisent parfaitement son travail. Dans les deux cas, le spectateur est face à un univers créé de toutes pièces, régi par ses propres règles et lois. McDowell est aussi le fondateur des WorldBuilding Media Lab et WorldBuilding Institute en Californie, le vocable ayant créé la discipline. Selon lui, la VR et l’AR redéfinissent les contours de l’industrie de l’entertainment pour nous emmener et nous ramener vers des récits « tribaux » plus englobants – il parle de « récits sphériques » –, qui ne peuvent plus faire appel, comme c’est le cas dans la littérature, le cinéma, le théâtre ou la musique, à un seul point de vue narratif (qui serait celui de l’auteur). Ils nécessitent l’intégration d’une pluralité de talents et de savoir-faire, tel le process d’écriture de Minority Report au début des années 2000. Pour ce film, Steven Spielberg a souhaité la collaboration du production designer pour imaginer le monde en 2054 avant que quiconque n’ait en main le scénario définitif du film. Dès lors, à la manière de ce qui est pratiqué en design thinking, McDowell a réuni autour de lui divers profils : des designers, des ingénieurs, des scientifiques, des chercheurs, mais encore des chefs d’entreprise pour construire le monde dystopique tel que nous le voyons dans le film. Et c’est à partir de cette matière, entièrement modélisée en 3D, que le scénario a été écrit.
LE WORLDBUILDING OUVRE,
GRÂCE AUX TECHNOLOGIES,
LA POSSIBILITÉ DE DONNER VIE
AUX REPRÉSENTATIONS
LES PLUS FOLLES ET
DE LES VIVRE IN REAL LIFE.
Du storytelling au storydoing, des histoires pour agir sur le monde
Ce concept est particulièrement intéressant parce qu’il croise plusieurs phénomènes concomitants que nous retrouvons dans les Tendances de l’Entertainment. En effet, au-delà de sa traduction littérale, « la construction de monde » est aussi la métaphore d’un monde que nous sommes aujourd’hui en train de recréer parce que nous pensons, tels des dieux, en maîtriser le code (pour le meilleur et pour le pire). Le worldbuilding n’est-il pas une manière de nous substituer aux dieux et de créer, nous-mêmes, notre monde voire nos mondes ? Il ouvre, grâce aux technologies, la possibilité de donner vie aux représentations les plus folles, de passer de l’autre côté du miroir et vivre in real life, « IRL », le monde inventé par Salvador Dalí dans son tableau La Persistance de la Mémoire – ses montres molles –, ou encore de naviguer au côté d’Henri Michaux en Grande Garabagne en compagnie des Hacs, des Emanglons, des Omobuls et des Orbus, et de toutes les tribus que ce dernier a créées.
© Devin Rajaram
À la croisée du transhumanisme, de la génétique, de l’informatique, les codes du storytelling se redéfinissent pour emmener le spectateur vers des formats plus immersifs, plus longs, plus pervasifs, au sein desquels le spectateur a de plus en plus vocation à prendre la main sur le récit, puisque comme dans les peintures de David Hockney, c’est de lui que partent désormais les points de fuite du récit. Cette 6e édition des Tendances de l’Entertainment nous révèle aussi quatre thématiques sous-jacentes largement renforcées par la maîtrise technologique de la VR et de l’AR.
LE SPECTATEUR, GUIDÉ
PAR LE MOTEUR À 360°
DE LA NARRATION, FAMILIARISÉ
À LA CRÉATION, DEVIENT
UN ACTEUR À PART ENTIÈRE
DU PROCÉDÉ NARRATIF.
L’ère Golem
L’univers, nous disent les kabbalistes, est construit fondamentalement sur la base des nombres et des lettres. Et c’est par cette maîtrise de la Kabbale – et par une très grande concentration aussi – que Rabbi Loew fait naître le Golem. Pourtant, et les kabbalistes peuvent remercier les scientifiques pour cette simplification extrême, selon toute vraisemblance, l’univers ne semble se réduire qu’à une suite de 0 et de 1. Désormais, nous (l’humain) sommes capables de tout inventer, de tout créer et rien ne résiste à notre capacité créatrice, pas même la génétique. Dès lors, il n’est pas surprenant de voir le mythe du Golem resurgir dans l’entertainment.
Après l’exposition « Golem ! » au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, le premier jeu de Sony Playstation VR se nomme simplement « Golem », tandis que le long-métrage britannique concomitant, The Limehouse Golem de Juan Carlos Medina, transpose le Golem in London fin xixe, où celui-ci perpétuerait une série de meurtres dans le quartier malfamé de Limehouse. De la même manière, les annonceurs utilisent cette liberté créatrice pour donner vie IRL à des personnages de fiction. La campagne de pub expérientielle Make a Date with Harlequin de BBDO donne ainsi « corps » aux personnages masculins de la collection livresque, qu’il s’agisse de cowboys ou de vikings, à travers une série de vidéos humoristiques qui les plongent dans le monde contemporain… pour le plus grand plaisir de ces dames.
Cette frénésie de création nous amène à une fuite en avant que rien ne semble arrêter : le premier espace dédié intégralement à la VR a vu le jour à Gotham City, à quelques pas de l’Empire State Building, où le premier Star Wars Hotel aura huilé ses gonds pour 2019. Des technologies comme l’ARkit (développée par Apple) visent à généraliser l’usage de l’AR et transforment d’ores et déjà n’importe quel objet du quotidien en espace de jeu à condition d’être équipé du système s’exploitation mobile iOS 11.
© Tony Webster
Dès lors, le synopsis du prochain film de Steven Spielberg, Ready Player One, dont la sortie est prévue en 2018, apparaît prophétique. Cette adaptation cinématographique du roman Player One d’Ernest Cline (2011) nous projette dans un futur proche, très proche… Le monde est en proie à de multiples fléaux : crise énergétique, catastrophes naturelles dues au réchauffement climatique, famine, pauvreté, guerre, etc. Dans ce monde chaotique, « l’Oasis » est un système de réalité virtuelle mondial, dont toute l’humanité se sert pour fuir un réel devenu insupportable.
Face à ces mondes parallèles émergents, de plus en plus réels, chargés émotionnellement, enrichis par des gants haptiques, des odeurs (avec Nosulus, une technologie qui permet littéralement de « sentir » la fiction), ce sont aussi les codes du storytelling qui se réécrivent. En effet, VR et AR redéfinissent le point de vue du spectateur, qui n’est plus pris en otage par un seul storytelling, mais fait face à une multiplicité de possibles, son regard n’étant plus captif d’un seul point de fuite narratif. Tout objet technologique devient ainsi prétexte à histoire, à réinvention, à l’instar d’Office Hours, une série qui utilise Amazon Echo comme principe narratif, ou Calls, série 100 % sonore de Canal+ qui mêle des sources aussi diverses que la boîte noire d’un avion, des cassettes de magnétophone ou des messages laissés sur un répondeur. Le principe : 10 enregistrements retrouvés, 10 histoires différentes, aucune image. Vous êtes seul dans le noir face à l’histoire.
Alter & ego
Aux nouvelles capacités techniques et scénaristiques offertes par ce médium s’en ajoute une autre tout à fait déterminante : son pouvoir émotionnel, et sa capacité à générer de l’empathie. C’est pourquoi, pour mieux se mettre à la place de l’autre, développer son empathie et vivre d’autres vies, une autre forme de journalisme fait son apparition – à la fois par nécessité économique, mais aussi pour capter l’attention de populations en quête d’expériences et d’émotions. Welcome to your cell est une série documentaire de 6 épisodes de 9 minutes, produite par The Guardian, basée sur le témoignage de détenus ayant vécu l’expérience des cellules d’isolement et qui concerne 80 000 à 100 000 prisonniers aux États-Unis. De même, The Enemy, par le photojournaliste Karim Ben Khelifa, en première mondiale à l’Institut du monde arabe à Paris en mai 2017, est une exposition qui retranscrit en VR l’horreur de ceux qui vivent la guerre, tandis que Carne y Arena [un projet d’Alejandro González Iñárritu présenté à Cannes en 2017] est une installation en VR qui brouille les lignes séparant habituellement le sujet de son observateur. En proposant à chaque participant de se mêler aux migrants dans un vaste espace, où le premier peut littéralement marcher avec les seconds, il vit pleinement avec eux une partie de leur expérience personnelle de la traversée des frontières.
D’un côté on se connecte au réel, de l’autre on s’en éloigne plus que jamais, à l’image de ces Japonais qui épousent leur « waifu » (leur femme – wife prononcé à la japonaise) en VR, en général un personnage d’animation ou de manga féminin que l’homme considère comme sa femme véritable, autour d’une cérémonie tout à fait officielle.
Spectator’s cut
Autre signe de la révolution narrative induite par le worldbuilding et les récits sphériques : le rôle du spectateur et la fin annoncée des producer’s et director’s cut. Le spectateur, plus libre, guidé par le moteur à 360° de la narration (comme nous le sommes par un moteur de jeu vidéo), familiarisé à la création, devient un acteur à part entière du procédé narratif. Ce n’est pas seulement le regardeur qui fait l’œuvre : c’est l’interaction entre le regardeur et le regardé. Netflix a récemment annoncé ses interactive adventures, un format de séries pour enfant impliquant le spectateur pour qu’il fasse des choix à de nombreux endroits, façonnant alors l’histoire qui se déroule devant ses yeux. Suite à la publication de ce premier trailer diffusé sur YouTube, une multitude de commentaires ont foisonné, réclamant l’adaptation du concept à des séries pour adultes, à l’image de House of Cards, Orange Is the New Black ou encore Narcos, montrant un réel engouement ainsi qu’une réelle volonté de la part des spectateurs de pouvoir influencer le déroulement de leurs histoires préférées. Dans la foulée, HBO prépare déjà une série interactive intitulée Mosaic, qui sera produite par Steven Soderbergh, featuring Sharon Stone.
© Montylov
Au milieu de ces batailles de géants, Let’s Make it Count [présenté par le collectif de quatre réalisateurs Les Cardinaux en 2017] est un court-métrage proposant de vivre quatre histoires différentes se déroulant simultanément, en suivant le personnage de son choix, à n’importe quel moment dans le déroulé. Ces quatre potes bien français ont passé trop de temps ensemble lors de leur voyage à L.A. Pour leur dernier jour, ils décident de se séparer afin de vivre leurs fantasmes individuels…
Hope
Entre retour au réel et éloge de la fuite, le worldbuilding, en désignant la capacité à « construire » des mondes, nous invite aussi à réinventer le nôtre. Si une grande part des contenus de cette édition 2017 des Tendances de l’Entertainment peut donner une vision assez sombre de l’humanité, le worldbuilding, porté par la VR et l’AR, n’en reste pas moins un vecteur d’optimisme. Comme, par exemple, le montre le prochain opus de Terence Malik, tourné pendant cinq ans dans trente pays différents… où l’auteur essaie d’explorer des relations pour une fois optimistes entre l’homme et la technologie. Rythmé par Hurry Up, We’re Dreaming de M83, le trailer laisse voir des images oniriques célébrant la beauté d’un monde augmenté, mais non amputé de son âme et de sa partie humaine.
L’ENTERTAINMENT
DANS SON
ENSEMBLE
DEVIENT
UNE DÉMARCHE
CITOYENNE.
Et alors que les sites de crowdfunding se révèlent comme les nouveaux viviers de la créativité de ceux qui veulent mettre à l’honneur ceux qui refondent le monde, on citera le documentaire Une Idée Folle, réalisé par Judith Grumbach, et produit pour la première fois par une ONG, Ashoka, lequel propose une façon épanouissante de voir l’école et les apprentissages. Ce documentaire, mis gratuitement en ligne sur le site du Monde, à l’image d’autres œuvres refondatrices comme Human de Yan Arthus-Bertrand, a auparavant tourné dans de nombreuses salles partout en France, cela à l’initiative des citoyens qui réclamaient de le voir. Ou quand l’entertainment dans son ensemble devient une démarche citoyenne.
Yvan Kraut
Après des études de cinéma, il a débuté sa carrière de journaliste chez Écran Total et travaillé pour le Centre national du cinéma. Il entre à la Commission européenne dans le cadre de son programme de soutien à l’industrie audiovisuelle. En 2003, il rejoint la start-up Streampower, avant d’intégrer Havas Media en tant que planneur stratégique. Il dirige aujourd’hui le planning stratégique de l’agence Hopscotch.