On ne dit plus divertissement, mais entertainment. Première opération de diversion, à la fois pudique et cynique, pour dégager la piste Hô Chi Minh de ce qui constitue, peut-être, une des révolutions les plus spectaculaires qu’ait connue l’humanité : la révolution Immobile.
Une humanité immobilisée devant un écran. Où les images défilent à une vitesse suffisamment élevée pour créer in fine une structure fractale. Une migraine ophtalmique exquise et colorée. Une humanité souffrant de tendinite du nerf (fibre) optique, diabétique, mais aux neurones flambant neufs. Au cœur de cette révolution, en lieu et place des « Révolutionnaires » Jean-Paul Marat, Maximilien de Robespierre, Georges Jacques Danton, l’abbé Grégoire et bien-sûr Joseph Ignace Guillotin, on trouve les jeux vidéo, l’information, les séries, les réseaux sociaux et Deliveroo.
Les jeux vidéo. Le rôle des jeux vidéo dans la révolution immobile m’a été révélé, un matin, par un petit garçon de 5 ans, les yeux exorbités, me suppliant de lui donner son iPad assorti d’une autorisation de jouer à Super Smash Bros. Face à la crise déclenchée par mon refus, j’ai dû confisquer la tablette. « Ah non papa ! Je t’en suppliiiiie ! Pas mon iPad chériiiii ! » Bien.
L’information. BFMTV, symbole de l’information divertissante, est devenue la chaîne Gulli pour adulte. Regarder les actualités produit l’effet d’une perfusion de glucose rallongée d’une dose de benzodiazépines noyée dans le Red Bull. Une information montée short cut, bien éclairée et ré-étalonnée pour une meilleure digestion. Avec les alertes smartphone de France Info, l’information est un agent omniprésent de la révolution Immobile.
Les séries. Elles découpent le temps pour mieux le contrôler. Entre deux épisodes, il suspend son vol comme entre deux prises de brown sugar (pas des Rolling Stones). Consommée massivement, la série peut immobiliser un week-end dans sa quasi-totalité. « Avec ma copine, on s’est fait huit heures de Narcos ! » Pour calmer le manque et nourrir la révolution, la série devient un sujet de conversation majeur à la machine à café.
Les réseaux sociaux. « L’on ne peut plus se faire plaisir, ou souffrir, que pour le divertissement de tous, dans la plus grande précipitation tout cela est transmis de maison en maison, de ville en ville, d’empire à empire, et enfin d’un continent à l’autre ». Goethe a vu Facebook bien avant Mark Zuckerberg. Le philosophe n’avait pas imaginé (on peut le comprendre) que les réseaux sociaux nous maintiendraient immobiles par un emploi à plein temps : créer du contenu, nourrir le Big Data pour faire croître les immenses fortunes de leurs fondateurs.
Deliveroo. Pour la révolution Immobile, Deliveroo boucle la boucle. Il immobilise la faim, la maintient à domicile pour pouvoir déjeuner sur BFMTV, dîner avec Daenerys Targaryen (ô la belle princesse de GOT !) ou prendre un petit encas sur Twitter. Bientôt, seuls les livreurs à vélo témoigneront d’une époque révolue.
Emmanuel Macron, Donald Trump, Kim Jong-un n’existent pas. Ce sont des toons, fruits de la révolution Immobile. Toons d’ailleurs mal réalisés, excepté celui du dirigeant nord-coréen, qui semble sortir tout droit de chez Roger Rabbit. Leur mission est de nous divertir en s’appuyant sur la synthèse de toutes nos peurs, nos espoirs, nos désespoirs et notre formidable et indécrottable envie de rigoler.
Par un lent et voluptueux glissement, le divertissement se substitue à la réalité et chacun, en fonction de ses convictions, désigne celui qui se cache derrière la Matrice. Heureusement, après une année de révolution Immobile arrivent les vacances, dont l’origine latine, comme chacun sait, désigne le vide.
Et il est vrai que le vide, après l’immobilité, permet de se reposer, définitivement.
*Marc Cholodenko, dialogue dit par Jean-Pierre Léaud
dans La Naissance de l’amour (1993) de Philippe Garrel.
François Toucas
Après un passage léger aux Arts appliqués, 5 ans au marketing chez Philip Morris durant les heures glorieuses où fut lancée Marlboro en France (pardon !). Premier marketing total et global, publicité, sponsoring, événements, promotions, mécénat, à s’être épanoui et cela grâce aux premières lois anti-tabac. Horrible et fantastique école où il a tout appris.