Charles Herrmann, Philippe Durrhammer et Xavier Rémond. Trois amis de longue date. Tous trois artisans alsaciens, chauffagiste, électricien et serrurier. Désignés « Meilleur ouvrier de France » chacun dans sa catégorie. Qui ont conçu le Granulateur Mobile H-énergie, une unité mobile pour transformer des résidus végétaux, agricoles en combustible. Un projet né il y a quatre ans d’une réflexion sur la revalorisation de matières agricoles pour produire une énergie alternative vertueuse qui a été récompensé du prix du Président de la République du 144e Concours Lépine* (cf. encadré) le 9 mai 2015.
Nicolas Huchet, mécanicien. Amputé de la main droite suite à un accident du travail, alors âgé de 18 ans. Il souhaite bénéficier d’une prothèse nouvelle génération qui lui permettrait de bouger les doigts, contrairement à celle proposée par la Sécurité Sociale. Découverte de l’open source (communautés sur Internet qui partagent des savoirs) et rencontre des membres du fab lab (pour fabrication laboratories, laboratoires de fabrication ouverts au public) de Rennes vont lui permettre de fabriquer sa propre prothèse à l’aide d’une imprimante 3D. De là naît le projet BionicoHand (2013), destiné à permettre à ceux qui en ont besoin de fabriquer eux-mêmes leur main artificielle à bas coût. Nicolas Huchet reçoit, en avril 2015, le prix TR35, qui distingue l’innovateur social de l’année de moins de 35 ans, décerné par la MIT Technology Review, revue de l’Institut de technologie du Massachusetts (États-Unis).
Dénominateur commun entre les trois artisans et le jeune mécanicien : être des créateurs que l’on pourrait même qualifier d’inventeurs, dans le sens où ils ont fait preuve d’ingéniosité et créé quelque chose de nouveau. Qui ont emprunté chacun des cheminements différents pour définir, concevoir et aboutir à la finalisation de leur projet.
UN INFINI CHAMP DES POSSIBLES
Ces deux démarches, parmi bien d’autres, apportent un éclairage sur l’univers de la création dans toute sa diversité et son champ des possibles. Lequel ne cesse de s’étendre dans une époque en mouvement qui est engagée dans des processus de démocratisation de l’innovation (dont l’innovation participative) et de culture du partage stimulés par l’open source, les réseaux sociaux, les espaces collaboratifs et la co-création. Un univers de création foisonnant et bouillonnant ouvert à tout un chacun, qui dépasse les frontières du secteur des entreprises et des laboratoires de recherche. Sa représentation graphique prendrait la forme d’un schéma constitué de trois principales « communautés », les professionnels (ingénieurs, designers…), les inventeurs (dont les passionnés) et les créateurs engagés dans une action collective. Les trois profils pouvant être amenés à se croiser (connexions, échanges) à un moment du processus de création (fabrication, expérimentation…).
DE L’AVANT-GARDISME AU RETOUR À LA CULTURE POPULAIRE
Des convergences qui sont l’expression des mouvements économiques, sociétaux et culturels du xxie siècle. « De la fin du xviiie siècle jusqu’à la fin du xxe siècle, l’innovation est liée à la qualité du futur et du mythe du progrès portés par les grands ingénieurs qui ont permis l’émergence de grands projets et créations, explique Stéphane Hugon, sociologue de l’innovation. Des personnes animées par cette énergie de participer à la transformation et au monde de demain qui s’inscrivent dans la dynamique de l’innovation par l’avant-gardisme. Elles sont une minorité, isolées par rapport à la culture populaire du moment. » Dans notre monde contemporain, les ingénieurs œuvrant dans les laboratoires de recherche et les entreprises jouent toujours un rôle essentiel dans l’environnement de l’innovation. Néanmoins, l’entrée dans le xxie siècle a redéfini le rôle de ces inventeurs et fait éclore une hybridation de nouveaux profils de créateurs stimulés par les nouvelles technologies, le numérique, et la mutation du modèle social. « L’ingénieur créateur n’a plus un rôle particulier comme aux siècles précédents. Les créateurs aujourd’hui ne sont plus forcément des ingénieurs ou des personnes qui revendiquent une invention rationnelle et intellectualisée. Ce sont des gens inattendus, comme les adolescents, qui s’intègrent dans un processus d’innovation porté par la culture populaire. Leur invention relève des formes de l’intuition, de l’ingéniosité, de la magie », développe Stéphane Hugon.
LA CÉLÉBRATION DU JEU
La création ne serait donc plus l’apanage d’une corporation structurée voire institutionnalisée. Et n’aurait plus pour unique objet de donner naissance à des objets, des procédés et des techniques qui répondent à un devoir de besoin social. « Après la Seconde Guerre mondiale, la figure de l’Homo faber, l’homme laborieux, qui s’achève en tant qu’acteur social, qui octroie ses forces à la communauté, qui transforme et maîtrise son environnement, s’écroule. Le nouveau mythe de l’Homo ludens (joueur) se découvre, où la création peut n’être utilisée à rien d’autre qu’elle-même et révèle l’ingéniosité humaine. Elle célèbre la vie, ce qui est beau et inutile, c’est le jeu, expose Michaël Dandrieux, sociologue de l’imaginaire. Aujourd’hui, nous sommes entourés dans notre quotidien d’objets de la technologie qui sont investis d’une puissance émotionnelle et affective. Regardez, les adultes jouent, au même titre que les enfants, sur leur smartphone dans le train sans éprouver la moindre gêne. La technique a ramené la magie dans le monde. »
La création est bien entrée dans une nouvelle ère, qui s’est construite autour de l’émergence d’un nouvel état d’esprit, celui de se faire plaisir, de partager et de participer à un projet social. « Nous sommes dans un modèle social dans lequel la créativité est débridée, indique Michaël Dandrieux. C’est le modèle du grand bazar décrit par l’Américain Eric Raymond dans un article paru en 1997, « La cathédrale et le bazar ». Les gens inventent, construisent des objets qui vont être détournés, reconstruits… La créativité a une fonction de bien-être, de bien vivre, de vivre ensemble. On laisse au social dicter la fonction de l’objet, et si le produit n’a pas d’utilité sociale, il meurt. Il en ressort des logiques qui étaient jugées inutiles comme la logique du jeu. On a longtemps cru que le commerce des biens, des services et des devises, était une fin en soi. En réalité, ce n’est qu’un produit dérivé historique d’un commerce primordial qui est le commerce des affects au sein duquel les échanges peuvent revêtir un caractère symbolique. Il faut accepter de les remettre socialement au goût du jour. »
LA CRÉATIVITÉ DANS UNE BULLE
Des processus de création collaboratifs pour de nouveaux usages ? De l’univers de la création inscrit ainsi dans un mouvement social et culturel ? Où il est question de bien-être et de bien vivre ensemble ! Traduction même de nouveaux comportements et réponse à de nouveaux usages. Une créativité qui ne se fait donc plus uniquement sur « la rationalisation, le savoir-faire scientifique à la française, il y a un retour de l’amateurisme éclairé qui fait sortir l’innovation des lieux qui faisaient l’innovation », souligne Stéphane Hugon. Et c’est bien sa démocratisation à travers les nouvelles technologies et les nouveaux modes de travail qui a contribué à l’avènement d’une nouvelle communauté de créateurs et de nouvelles plateformes de création collectives nées de l’hybridation de profils et compétences. Au sein des fab labs* (l’action collective va faire émerger un prototype), par exemple. Ou bien même au sein des entreprises engagées dans une démarche de R&D qui ont ouvert leur propre fab lab et en font un lieu de convergence des innovations, en sollicitant des créateurs extérieurs pour intégrer un projet. Ou de petites ou moyennes entreprises qui vont faire appel à la créativité en open source. De nouvelles autres formes de création collaborative émergent, à l’instar des « hackathons inspirés de la Silicon Valley, indique Emma Fric, directrice de la recherche et de la prospective chez PeclersParis. Ils mélangent l’esprit hacker et le marathon. Le principe est de réunir des créateurs qui vont produire un prototype en un temps donné, 48 heures en général. Sur ce principe, le Numa (lieu de ralliement des start-up), à Paris, a organisé en 2014 une rencontre entre le monde de la mode et des technologies pendant une semaine pour imaginer et co-créer la mode de demain. Il y a aujourd’hui une culture de cette idée de mettre la créativité dans une bulle ».
LES MODÈLES TRADITIONNELS SENS DESSUS DESSOUS
Les nouvelles technologies facilitent les échanges (informations, compétences, communautés d’investisseurs, distributeurs…). Elles ouvrent à de nouvelles formes de création grâce à une redistribution des informations (open source) et l’utilisation d’outils innovants comme la 3D. Permettant ainsi de mieux appréhender et optimiser chacune des étapes de la chaîne de la création. On peut ainsi « mesurer le potentiel d’un produit comme un bijou ou un meuble grâce à de nouveaux procédés comme la 3D, qui va permettre de le prototyper et le tester avant d’aller plus loin dans le projet, expose Emma Fric. Les nouvelles technologies permettent ainsi d’expérimenter de nouveaux champs en mettant en relation des consommateurs et des marchés, et de faire entrer par exemple le consommateur dans le processus de création qui va soutenir un modèle ou apporter des idées. Cela renverse les modèles de créativité. Nous sommes dans un monde en transition qui court-circuite les modèles traditionnels d’industrialisation. » Des procédés déjà à l’œuvre dans les univers de la mode et de la décoration qui viennent s’imbriquer dans le puzzle d’un monde en pleine mutation.
La création est donc partout, pouvant même surgir là où on ne l’attend pas. Amplifiée avec la démocratisation des outils et le développement de nouveaux processus de création. Offrant un champ des possibles à tout un chacun. Où la sérendipité (trouver quelque chose de façon inattendue) garde tout son sens.
*Cf. « INfluencia » #11, « le Futur », page 88.
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pascale baziller
Rédactrice
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« de nouvelles formes de création collaborative émergent, à l’instar des hackathons inspirés de la Silicon Valley – qui mélangent l’esprit hacker et le marathon » e. fric
Illustration d’Alice Meteignier
LE CONCOURS LÉPINE
OU LE MONDE DE DEMAIN
Le Concours Lépine, c’est un peu la cerise sur le gâteau lors
de la Foire de Paris, promettant un délicieux affrontement entre inventeurs farfelus pour les badauds, et un bel avenir, ou pas,
aux gagnants : louons la pérennité de la semelle à crêpes (1927),
et rendons un hommage ému à la première machine à écrire
portable (1924), objet que les moins de 20 ans…
Bien dans leur temps, deux innovations présentées sur « l’univers connecté » du Concours Lépine 2015 ont retenu notre attention. PureSound : une application pour smartphone permettant aux malentendants d’entendre clairement, mise au point par Raoul Parienti, récompensé du Grand Prix Concours Lépine 2015. Ektos (« sauver » en grec) : un casque de pompier muni d’une caméra infrarouge permettant de progresser même au travers les fumées les plus denses, réalisé par Alice Froissac et Corentin Huard. Les deux étudiants de l’École des Ponts et Chaussées ont reçu le prix de la Chambre de commerce et d’industrie Paris Ile-de-France.
Le Concours Lépine, fondé en 1901 par le Préfet de Police Louis Lépine, a su faire évoluer son image de leader incontournable dans l’univers de l’innovation et des inventions (le marché compte quelques salons de l’innovation emblématiques en Belgique, en Suisse et aux États-Unis) en développant, au fil des années, de nouvelles thématiques telles que le numérique et les biotechnologies. « Depuis son origine, le Concours Lépine permet l’émergence de nouveaux concepts et objets qui font notre quotidien et contribuent au développement et à la promotion de notre économie, indique Gérard Dorey, son président. C’est un tremplin, un accélérateur, un label pour les inventions, qui permet la rencontre des inventeurs de l’ombre avec le grand public et le tissu industriel. » Un carrefour d’échanges entre inventeurs (600 propositions françaises et internationales, 14 pays représentés) et acteurs économiques. L’objectif étant pour les inventeurs d’attirer l’attention d’investisseurs ou industriels français et/ou étrangers potentiels pour développer leur invention, et pourquoi pas en faire une success story.
Certains partenaires du Concours (Unibal, Truffaut, Graines de Boss…) proposent même de mettre en contact les inventeurs (lauréats de leur prix) avec des entreprises de leur environnement. Les lauréats du prix du Président de la République pour le Granulateur Mobile H-énergie espèrent ainsi « trouver des capitaux ou nouer un partenariat avec un grand groupe énergétique, de préférence français. Le Canada, l’Australie et la Chine ont déjà exprimé leur intérêt », déclare Philippe Durrhammer, un des inventeurs.
Si le parcours peut prendre plusieurs années, près de la moitié des inventions prennent vie après le Concours Lépine, selon les organisateurs. Un événement en pleine croissance. « Le ralentissement économique crée une émulation. Depuis deux ans, nous recevons plus de projets. Le Concours Lépine est le laboratoire R&D des PME qui, confrontées à la mondialisation, peuvent trouver l’innovation qui leur permettra de poursuivre leur activité dans de bonnes conditions », confirme Gérard Dorey.