C’était la première fois que la France présentait les travaux d’un photographe à l’Exposition Universelle ! La série « Autopsie » de Bruno Mouron et Pascal Rostain*, les deux célèbres paparazzis français, qui montre un travail sociologique et artistique sur la représentation des célébrités via le portrait de leurs déchets, est en effet à l’honneur du Pavillon France de l’Expo Milano 2015, dont le thème est « Nourrir la Planète, Énergie pour la Vie »*. La rudologie (étude systématique des déchets, des biens et des espaces déclassés ; du latin rudus, qui signifie « déchet ») a gagné ses lettres de noblesse !
DE LA BLAGUE À L’ŒUVRE D’ART
En 1988, les deux complices Pascal Rostain, alors photographe à Paris Match, et Bruno Mouron couvaient de leurs objectifs Serge Gainsbourg, rue de Verneuil. « Un soir, Fulbert, le maître d’hôtel, était en train de sortir les poubelles. J’ai demandé l’autorisation à Serge de les emporter. Nous les avons ramenées chez nous et avons étalé leurs contenus sur du velours noir, un peu comme un taxidermiste. C’était une telle caricature de Serge, avec les Gitanes, les bouteilles d’alcool, qu’on a d’abord hésité à les montrer », relate Pascal Rostain. Et ce qui était une sorte de plaisanterie, presque une caricature, est aujourd’hui devenu un projet artistique durable, le consuming art.
Jack Nicholson, Los Angeles, 1990
Encouragés par le collectionneur d’art et propriétaire de Paris Match Daniel Filipacchi, qui était l’un des plus grands experts et collectionneurs au monde d’œuvres surréalistes, le duo s’est pris au jeu au point de vouloir s’intéresser aux poubelles de l’ensemble de la jet-set internationale. Le concept, somme toute succinct : prendre la poubelle – en faire une « installation » à peu près présentable en écartant tout objet à connotation sexuelle ou médicale – et la photo. Les images qu’ils créent immortalisent ainsi les célébrités de manière analytique, à travers leurs déchets. « Le célèbre galeriste américain Larry Gagosian nous a dit : “Vous êtes le Andy Warhol d’une société de consommation en phase terminale” », se souvient Pascal Rostain.
Sophie Calle, 2008
Après avoir radioscopé les déperditions des célébrités du monde du cinéma, de la politique, de la musique et du divertissement (parmi lesquelles Elizabeth Taylor, Sharon Stone, Brigitte Bardot, Marlon Brando, Charlize Theron, Andy Garcia, Madonna, Gérard Depardieu, Ronald Reagan, Mick Jagger), pris dans le sac du vidoir, ils se sont lancés dans l’inspection des rebuts de grands protagonistes de l’art contemporain tels que Damien Hirst, Cristo, Sophie Calle, Anish Kapoor ou Jeff Koons. Ces « clichés » psychologiques mettent en évidence leurs habitudes, leurs obsessions, leurs peurs et leurs fixations, comme les bouteilles de vodka Smirnoff d’Anish Kapoor ou les innombrables boîtes à café de Jeff Koons. Enthousiaste, Jack Nicholson dit de son tableau : « C’est le plus beau portrait qu’ils ont fait de moi. »
Kate Moss, 2012
Ainsi, de vide-ordures en emballages quotidiens, Bruno Mouron et Pascal Rostain ont mué de photographes à sociologues. « Dis-moi ce que tu jettes, je te dirai qui tu es », déclarent-ils. « Nous consommons tous les mêmes produits et les mêmes marques, à tous les niveaux de la société. Nos clichés sont devenus les témoins symboliques de la mondialisation de la consommation et des déchets. » Certains vont même jusqu’à conférer à leur travail une valeur archéologique. « Selon le CNRS, les chercheurs qui étudieront plus tard notre société n’auront qu’à regarder nos tableaux pour voir quels livres on lisait, quelles boîtes de conserve on mangeait, quels objets on utilisait, etc. Nos tableaux seront les herbiers de la consommation du xxie siècle. »
Poubelle de la mer – ce qui est rejeté sur nos plages, Crozon-Morgat, noël 2014
APRÈS LES STARS, LES ANONYMES
Peu à peu, leur démarche artistique évolue, prenant un tour encore plus sociologique avec « Global Trash », une série de clichés de poubelles d’anonymes – riches et pauvres – glanés dans une cinquantaine de pays de part et d’autre du globe. Un travail basé sur l’étude « Garbage Projet » réalisée au début des années 1970 par l’archéologue américain William Rathje, dans l’Arizona, qui avait analysé les habitudes des consommateurs dans l’Amérique pendant un an à partir du contenu de leurs ordures.
Malawi, 2009
Après presque trente ans, Rostain et Mouron refusent toujours de se prendre pour des artistes, même s’ils ont inventé un nouveau « nouveau réalisme ». « La vraie créativité, c’est d’arriver à un moment de sa carrière à quelque chose qui n’a jamais été fait. Ce n’est certainement pas de copier. » S’autoproclame-t-on artiste ou créateur ? « Non, on le devient, un peu par hasard peut-être, mais pas de façon volontaire », répond Rostain. En tout cas, Duchamp, le grand pionnier qui avait transformé en 1917 un urinoir en trésor de l’art, aimerait leur travail.
Français riches, hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine, 2008
Le sujet est infini, les deux hommes sont en train de s’attaquer aux scories de la pub, du secteur du luxe, de la mer, et aimeraient bien aussi représenter celles de Dieu (un curé, un rabbin, un imam), de l’espace… Soignez vos rognures.
*Artcurial Milan accueille également une exposition exceptionnelle. Les œuvres seront disponibles aux collectionneurs à travers le département Ventes Privées d’Artcurial Paris, notamment trois tirages exclusifs des « poubelles » de Kate Moss, de Mick Jagger et le trio de Jeff Koons (60 x 80 cm, édition de 10).
**Travail qui a fait l’objet d’un livre, « Autopsie », aux éditions de La Martinière.
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Isabelle Musnik
Directrice des contenus et de la rédaction
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