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La ville réelle plus créative que la cité virtuelle
Pascale Baziller
© DR
Comment ne pas penser aux récits et mensonges d’Italo Calvino dans ses « Villes invisibles ». Marco Polo les conte pour meubler les soirées d’un empereur. Il les arpente mot à mot, en dit toutes les parties sans jamais en donner l’essence même : ce qu’elle est en vérité. Se joue-t-elle de nous, la ville ? Et si en se jouant d’elle, on parvenait à la construire de nos besoins et désirs ? Un terrain… et un jeu formidables.
 
Les villes des mondes imaginaires peuvent-elles transformer les villes du monde réel ? Tel était le thème abordé par une étude baptisée « Villes & jeux vidéo » menée dans le cadre du collectif Making Tomorrow, en partenariat avec Leonard, la plateforme de prospective et d’innovation des villes et des infrastructures (Vinci). Réalisée par Nicolas Minvielle, responsable du mastère spécialisé Marketing, design et création chez Audencia, Martin Lauquin, fondateur de Making Tomorrow, et l’anthropologue Olivier Wathelet (lire l’interview p. 108), cette recherche propose une présentation des villes de jeux vidéo et une exploration des opportunités d’innovation qui s’offrent dans l’espace urbain à partir de l’univers ludique dans différents domaines : l’intelligence artificielle (IA), les services, la mobilité et la résilience des villes.

En préambule, la ville projetée dans les jeux vidéo est « la seule ville construite pour une personne (le joueur) avec laquelle elle peut interagir, casser, reconstruire… Elle est extensible, innovante, elle est tout ce qu’on peut imaginer », expose Nicolas Minvielle. Le champ d’imagination paraît immense, laissant penser que la ville de jeu vidéo est créative et nouvelle. Mais au final c’est plutôt décevant, selon les chercheurs qui ont analysé ce qu’est une ville de jeu vidéo. Le premier constat porte sur sa représentation (quels que soient les supports), qui appelle plusieurs points d’entrée : une identité spécifique (distincte des autres), une structure, une signification, une atmosphère… sur lesquelles les jeux vidéo s’appuient pour montrer les villes et faire que les joueurs puissent s’y retrouver et s’approprier l’univers.

Les chercheurs montrent combien l’univers des jeux est conservateur. certains se « parAnt d’atouts caricaturaux pour être reconnaissables ».


Des villes archétypales

La ville de jeu vidéo est un support narratif pour créer une dynamique de jeu. Elle répond ainsi à des fonctions (un lieu de commerce, de repos, etc.) qui restent dans des usages plutôt classiques, n’offrant rien de novateur ou de décalé. Par ailleurs, elle sert de décor qui peut donner lieu à de nouvelles mobilités. À l’image de la ville conçue comme un canyon que surplombe le joueur dans la licence Assassin’s Creed. Ce qui apparaît, c’est que la ville de jeu vidéo reste dans des visions et des mobilités actuelles. Son décor agrège le plus souvent les représentations d’autres médias (cinéma, séries, bandes dessinées…), qui sont sources d’inspiration. On y trouve ainsi toujours les mêmes archétypes qui organisent des « imaginaires connus et présents dans d’autres supports ». C’est, par exemple, l’immeuble-ville (Prey, BioShock), qui repose sur le principe de réunir toute la diversité sociologique d’une ville au sein d’un même bâtiment. La ville mobile, un classique de la contre-culture urbaine, qui peut se déplacer par les airs (dans Final Fantasy VIII, l’université de Galbadia peut s’envoler et se transformer en machine de guerre). Ou la ville comme une île, qui permet de délimiter un territoire, un terrain de jeu (stratégie classique dans le monde des jeux vidéo). Ou encore la ville dévastée, vision post-apocalyptique de notre civilisation (franchise Fallout). Ou plus récemment la smart city (ville intelligente), où les héros jouent avec les données dans des stratagèmes urbains (Watch Dogs ou Mirror’s Edge Catalyst). « Du point de vue des représentations, les experts le disent, les joueurs le racontent et les analystes du jeu vidéo montrent que l’inventaire n’est donc pas infini, nous sommes sur des univers qui se reproduisent pour permettre aux joueurs de jouer facilement », indique Olivier Wathelet.

Le jeu pourrait devenir un nudge, c’est-à-dire un levier pour transformer les pratiques des citoyens.


Un filtre grossissant

De fait, les principaux thèmes qui définissent la ville renvoient à des images multiples, mais ancrées au sein des imaginaires. « Le jeu vidéo constitue une sorte de filtre grossissant qui rend lisibles les représentations socialement partagées de l’urbain, tant en termes d’utopie que de craintes ou de défis. » Des représentations qui restent néanmoins contraintes par la puissance des imaginaires. En effet, il est établi que certains sujets ne sont pas ou rarement abordés dans la ville du jeu vidéo. L’analyse s’appuie sur le cas des city builders (jeux de construction de ville), qui ne tiennent presque jamais compte de l’histoire des villes et du caractère privé de l’espace (dans un monde « ouvert », on peut entrer partout et tout faire), n’intègrent presque jamais les effets sociaux (gentrification, protestations sociales…), ne représentent pas les bidonvilles. Ainsi, les chercheurs montrent combien l’univers des jeux est conservateur dans sa façon de concevoir et créer des villes, dont certaines se « parent d’atouts caricaturaux parfois plus urbains que les villes mêmes pour être reconnaissables », développe Olivier Wathelet. Ce qui peut paraître paradoxal, « la ville du jeu vidéo étant une des rares villes qui soit entièrement créée à partir de rien. Hormis quelques exemples dans les pays asiatiques, nous connaissons peu d’exemples récents de villes totalement nouvelles. Potentiellement, chaque jeu a la capacité de créer une nouvelle ville à partir d’une page blanche. Ce qui n’est pas le cas des villes réelles, qui doivent composer avec une histoire, un territoire qui préexiste ».

Autre facette de l’étude : com­ment la ville dans le jeu vidéo est jouée, vécue, simulée, ou comment construire la vie d’une ville fait partie aujourd’hui de la façon d’appréhender le domaine de l’urbain à travers plusieurs illustrations. Comme le Block by Block Project, né d’un partenariat entre l’UN-Habitat (agence de l’ONU) et Mojang (studio suédois de développement de jeux vidéo), qui vise à repenser l’organisation urbaine de quartiers défavorisés. Le jeu vidéo permet ainsi d’expérimenter des hypothèses diverses parfois fortes comme explorer des environnements extrêmes (Prey ou BioShock), ou de tester des formes de construction à partir de déchets par exemple (Fallout 4). Il peut être aussi un instrument de négociation et de débat entre parties prenantes de projets d’urbanisme à travers les programmes de type city builder. Ou même devenir un laboratoire pour la ville de demain permettant de tester des usages urbains auprès de millions de citoyens virtuels (favorisé par le développement de l’IA). Il devient aussi un prétexte pour modifier les routines et les réinventer. C’est le cas de jeux géolocalisés sur smartphone, qui invitent à pratiquer la ville autrement : modifier son parcours pour atteindre des lieux précis, s’y rendre dans des circonstances inhabituelles (une place fréquentée en journée visitée tôt le matin, par exemple).

La ville de jeu vidéo est un terrain de jeu où l’urbanisme n’est pas forcément réfléchi dans sa fonction. Toujours est-il qu’elle constitue un territoire d’exploration offrant un potentiel dans différents domaines (mobilité, IA, résilience…), certains déjà identifiés. Un potentiel qui reste néanmoins encore sous-exploité comme matière pour repenser la conception et l’usage des villes. Mais qui laisse entrevoir un futur en ce sens fort des transformations et des évolutions de notre civilisation. Le jeu pourrait devenir dès lors un nudge, c’est-à-dire un levier pour transformer les pratiques des citoyens.
pascale baziller
Journaliste
 
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