« Bien qu’il ait proclamé que les marchands étaient les ennemis des artistes, il a négocié un accord extrêmement avantageux qui assurait à la fois son indépendance et soutenait sa cause ( ... ). Il s’agit d’une attitude propre à la tradition de l’avant-garde depuis le milieu du XIXe siècle qui définit encore aujourd’hui l’artiste comme un entrepreneur dans la culture moderne ». De qui parle la journaliste Judith Benhamou dans son livre, gentiment provocateur « Les artistes ont toujours aimé l’argent » ( Grasset 2012 ) ? Boltanski, Koons, Hirst : ces artistes d’aujourd’hui qui assument leur désir de richesse ? Non, Picasso... en 1918 !
Le règne des faux monnayeurs ?
« L'artiste moderne est-il devenu un artiste financier encore plus qu'un artiste entrepreneur ? », peut dès lors s’interroger le sociologue économiste Xavier Greffe dans son ouvrage « L’artiste-entreprise » ( Dunod 2013 ) relayant le sentiment d’apprêté des artistes les plus bankables du marché ( qu’il soit cinématographique, artistique ou musical ). On peut effectivement se poser la question au vu des succès de Warhol, Hirst, Murakami. De tels artistes produisent des visions du monde qui, médiatisées, leur confèrent une dimension planétaire avec les retombées financières que l'on peut alors en attendre. [... ] L'œuvre vaut signe, et la signature vaut marque », précise Xavier Greffe.
Si les dimensions du métier d’artiste comme créateur de signe et de sens et l’exigence de sa viabilité économique ne sont pas nouvelles, « L’artiste aime l’argent, qui est aussi un instrument de mesure de sa réussite personnelle. L’artiste fabrique indirectement de l’argent », poursuit Judith Benhamou, croquant avec gourmandise une belle galerie de « faux monnayeurs » : de Dürer à Magritte, capables selon Greffe « d’assumer la dualité entre création artistique et innovation économique ».
Une multiplicité de démarches juridiques, économiques et sociales
Cette monétisation de l’innovation s’est évidemment accentuée avec l’émergence de la « culture monde » décrite par Gilles Lipovestky. « La globalisation comme la numérisation la rendent chaque jour plus pertinente », poursuit Xavier Greffe. « L’artiste-entreprise contredit l’idée que l’artiste soit toujours un « enfant économique » qui attend que d’autres trouvent des solutions économiques pour lui ». L’entreprise comme le fut l’atelier, devient une matrice sociale que l’artiste doit organiser pour pouvoir créer « tout en sachant maîtriser des temps totalement désynchronisés : celui de la maturation artistique, individuel, long et imprévisible, et celui de la valorisation économique, collectiv, court et irrégulier ».
Cette conception du métier d’artiste, à rebrousse-poil du mythe de l’artiste bohème, vient qu’elle exige une multiplicité - de plus en plus complexe et exigeante - de démarches juridiques, économiques et sociales pour protéger ses droits de propriété et son nom, valider des contrats d’image et de direction artistique, maitriser les obligations de médiatisation, voire d’interactivité, avec ses publics et réseaux... Les histoires créatives que décortique Xavier Greffe montrent une voie de réussite pour les jeunes générations : l’artiste, s’il veut vivre de son art, ne peut plus faire l’économie d’un pilotage à la Hollywood. Surtout que la validation économique s’appuie sur la maitrise de conditions de marché favorisées par la désintermédiation et la dématérialisation de l’économie digitale.
Le triomphe d’entrepreneur de son propre talent
Désormais, le métier d’artiste se mesure, au-delà d’un talent nécessaire, dans sa capacité à nourrir ses followers et son marché, par le choix approprié d’organisation ( forme juridique... ) et de délégation ( agents ), de mutualisation ( sous-traitants ), voire de diversification ( produits dérives, marque... ).
Cette maitrise, pour ceux dont l’ambition est de dépasser le besoin du quart d’heure célébrité warholien, dépend des choix et de l’évolution qu’ils veulent donner à leur carrière, de leurs contraintes et besoins, de l’expansion de leur activité même. S’ils veulent rester, au mieux, un maillon central de la chaîne de valeurs ou, pour le moins, vivre au mieux de leur travail : « Leur design vaut gouvernance puisque les ajustements de leurs stratégies comme de leur gestion passeront le plus souvent par la redéfinition de ses frontières. »
La pression au succès est d’autant plus prégnante que, rappelle Xavier Greffe, si le nombre de ceux qui créent la valeur artistique est resté stable, celui de ceux qui vivent de la valeur créée par les artistes a augmenté. Ce phénomène, pas aussi paradoxal qu’il n’y paraît, avec la multiplication des acteurs soucieux de tirer parti de la chaîne de valeur, participe au développement de l’artiste-entreprise. C’est une manière vitale pour l’artiste de reprendre la main sur ses affaires, face à la « culturalisation généralisée de l’économie ». Ce que Gilles Lipovestky a défini comme un « capitalisme artiste » « un univers esthétique proliférant et hétérogène par l’éclectisme des styles qui s’y déploient. »
Sortir de l’illusion de l’Hollyweb
Les créateurs doivent repenser directement leur métier et la distribution de leur travail. Développer des compétences qui leur permettent de comprendre, voire de manipuler de nouvelles médiations vers des publics toujours plus volatils ( à travers l’autoédition, le crowdfunding et les effets de leviers de la prescription des réseaux sociaux... ).
Le financement des acteurs traditionnels privés ( des business angels aux producteurs ) et publics ( subventions ) reste prépondérant pour les créateurs de vivre de leur art, comme le démontre l’étude Kurt Salmon. Aucun artiste du Top 20 mondial ( musique et livres ) n’est par exemple auto-produit... même si 45% des consommateurs se déclarent prêts à financer ou cofinancer un artiste ou une œuvre ( mais... pas au-delà de 25€ ! ). De même, du côté des prescripteurs, l’artiste doit toujours tisser des relations de confiance avec les critiques et des professionnels qui s’appuient sur leur expertise et la marque de leur média pour accompagner et ouvrir les consommateurs dans leur choix. Même si l’efficacité des algorithmes de suggestions personnalisées qui ne font que relancer ce que le consommateur aime déjà, et les réseaux sociaux, qui confortent ces inclinaisons, ne cessent de grandir.
La fonction de l’artiste évolue peu
Le succès, pas plus que son absence, ne suffit à faire un artiste. S’il a fallu des siècles avant que l’on ne définisse cette singularité équivoque de l’artiste, ce qu’il donne à voir est aussi une œuvre. « L’histoire de l’artiste est celle de la surprise qu’il provoque », commente joliment Pascal Bonafoux dans l’article « artiste » de son « Dictionnaire de la peinture par les peintres » ( Perrin, 2013 ). Si certains ont hésité à s’en affubler considérant l’ambivalence ou l’ambigüité du mot – par présomption ou discrétion - et l’enjeu de la tâche, les plus grands n’ont jamais hésité à assumer leur ambition et leur fonction.
Concluons avec Picasso, qui reste un horizon pour tous les prétendants ou prétendus artistes : « On a souvent dit qu’un artiste devait travailler pour lui-même, pour « l’amour de l’art » et mépriser le succès. C’est faux ! Un artiste a besoin de succès. Et non seulement pour pouvoir vivre, mais surtout pour réaliser son œuvre. » Artiste entrepreneur ou pas, l’histoire de l’art sait reconnaître les siens.
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laure kaltenbach
Elle est DG du Forum d’Avignon, laboratoire d'idées sur les liens entre culture et économie, et anime le blog culture is future. Elle a publié Les nouvelles Frontières du Net - Qui se cache derrière Internet ? ( Ed. First 2010 ).
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olivier le guay
Il mène une double carrière : le jour, il est responsable éditorial et digital du Forum d'Avignon. La nuit, sous le nom de plume Olivier Olgan, il est journaliste culturel au Figaro Magazine et Evene, après l’avoir été pour La Tribune.
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