Time Magazine titrait en mai : « the Me, Me, Me generation », avec le sens du sous-titre : « ces millénaires, narcissiques, paresseux et prétentieux qui vivent toujours chez leurs parents ». Et paf, prends ça dans ton wall, espèce de jeune digital. Il est idiot de ramener ces jeunes à quelques images. Mais si les digital natives interrogent autant, c’est parce qu’on ne les comprend pas.
Digital qui ?
Dans la publicité, on aime bien les définir par des noms compliqués. Ça fait tout de suite plus sérieux. Les enfermer dans des néologismes nous rassure : génération Y, X, millénaires... On les dit délinéarisés, incontrôlables, sûrs d’eux-mêmes dans la gestion de leur influence, dans leur rapport à la technologie ( voir ce qu’en dit Mark Zuckerberg ). On affirme qu’ils sont l’émergence d’un nouveau type d’humains, des individus-médias. Tandis que les plus vieux, non ? Coup de chance, ça va vite changer pour toi, cher digital native paresseux et narcissique, tu n’es pas seul ! On est tous des digital machins.
Choc de génération ou saut culturel ?
Les digital natives caractérisent l’émergence d’une société à double vitesse : d’un côté, une société hyper-connectée composée de néophytes, pas conscients d’utiliser de la « techno » et qui préfèrent perdre leur carte de crédit que leur iPhone. De l’autre, euh... les autres : largués et éteints. Cette lecture est fausse. Pour embrasser l’idée de culture numérique, son impact sur notre rapport au monde, aux autres, à la réalité, on ne peut pas se limiter à l’âge. C’est de 7 ans à 77 ans. Oui, dans une optique de construction de soi, insérés dans une société en mal de repères, les réseaux sociaux ont été un boulevard pour ces jeunes là : nouveau langage, nouvelle inculturation, nouvelle façon de se voir soi avec les autres, nouvelles façons de consommer, etc. Oui, #me est le 3ème mot-dièse plus utilisé au monde, dans une société digitale du selfie sur Facebook et Instagram, où la mise en scène du moi incite parfois à rire. Oui, dans une époque numérique, l’ennui et les désillusions de ces jeunes créent une surexposition des opinions minoritaires ; une opinion publiée, à distinguer de l’opinion publique. Mais tout cela existait déjà avant.
Le fait est que c’est désormais étonnamment visible. Ce qui devient intéressant à étudier alors, ce ne sont pas les jeunes ou moins jeunes en soi... mais l’effet papillon des nouvelles technologies, en distinguant les personnes des outils. Rappelons que la technologie n’est pas une cause première. C’est une réponse créative, prise en main par les utilisateurs qui l’améliorent : accélération sociale et technologique sont intimement liées et interdépendantes. Rappelons aussi que la culture numérique telle que nous la connaissons est née presque dès les débuts du web, bien avant les digital natives qui, comme personne, ont propulsé et popularisé ces grandes nouveautés de la technologie entre eux, et en emportant leurs parents avec ! Bref, les digital natives comme clé de lecture d’une culture numérique globale qui nous submerge, c’est mort.
Sherry Turkle, dans « Life on the Screen » expliquait en 1995 : « les ordinateurs ne font pas seulement quelque chose pour nous, ils font quelque chose de nous. » ( de nous tous, quel que soit notre âge ou l’époque ).
Une post-culture, numérique
Précaution : comprendre l’environnement dans lequel nous évoluons est devenu incroyablement complexe ; ce serait comme vouloir arrêter un train en marche. Mais il y a une certitude : le numérique tel que nous le connaissons induit un fait socialement irréversible. Lorsqu’on définit la post-modernité, on parle de l’émergence d’une nouvelle culture née dans les années 50 : la massification des médias, de la consommation et l’érosion du monde ancien ( valeurs traditionnelles, habitus ). À l’ère du tout-numérique, nous vivons une deuxième post-modernité, elle, très récente. Le mot n’existe pas mais tant pis : appelons ça post-culture numérique. Cette nouvelle-nouvelle culture est spécifique : le numérique porte en lui ses nouveaux rituels, ses nouveaux usages, ses nouveaux mythes, ses nouveaux métiers, ses agoras et athénées, sa dématérialisation presque systématique, son propre langage. Plus que l’homme qui, ontologiquement, reste le même, c’est l’équation techno + social qui crée les conditions de cette post-culture. Essayons d’en voir schématiquement quels traits.
# Première occurrence : la nouvelle sédimentation culturelle
Avec l’arrivée d’Internet s’est opérée une sédimentation culturelle qui a tenu un temps : premiers forums de discussion et outils d’échange ont permis aux étudiants et aux geeks ( nés dans l’après-guerre du cinéma et de la littérature à ne pas confondre avec les nerds ) de s’approprier cette ère du partage et du « cyber-espace ». Internet gagne vite ses galons de contre-culture ( les happy few, peu nombreux et organisés qui pensent que les autres, ces ignorants, n’y entendent rien ! ) et aussi avec un clivage fort : virtuel contre réel. Après Second Life, Myspace... voici Facebook, qui dépassera vite le milieu des campus américains et européens pour devenir un média populaire.
# Seconde occurrence : la société du like
Le web devient alors une culture de masse... mais vécue d’abord en marge ( prenez ce que vous voulez de notre culture, vous n’en comprenez pas l’essence ).
Là, on découvre les digital natives. Avec eux, émerge une culture numérique mainstream, à grande échelle. L’autre fait marquant, c’est cette production inédite, par chacun, de contenus tout azimuts et qui pose la question de savoir ce que nous créons vraiment à l’heure du numérique et des lolcats. Et sur ce qu’il en restera... C’est l’ère du primat de la communauté sur les sources fiables d’information. C’est l’ère aussi d’une culture souvent amateur, à en noyer ce qui compte.
# Troisième occurrence : la réalité augmentée
Non pas dans le sens de cette technologie 3D balbutiante, mais à celui d’un monde hybride, réel et agrémenté de données et de digital. Fini le temps où l’homme se partageait entre deux réalités : l’une physique que l’on peut appréhender par le corps, l’autre virtuelle tel Kevin Flynn dans Tron. L’époque est à mélanger constamment les deux. Ce qui est le plus frappant dans tout cela, c’est cette « destruction créative » plus violente que jamais. Car destruction il y a : économie, éducation, média, consommation, rapports et valeurs... Création aussi... mais dans quels termes ? La culture numérique s’annonce tout à la fois inspirante et inquiétante.
Le futur est ce que nous en ferons ?
« L’ordinateur est une énigme. Il apparaît que l’homme est incapable de prévoir quoi que ce soit au sujet de son influence sur la société et l’homme. » – Jacques Ellul, Le système technicien ( 1977 ). Bien malin qui peut dire sciemment quel est le sens et la direction de tout cela. Toutefois, passons en revue ici quatre des enjeux nombreux qui attendent notre homo electronicus.
#1 — La liberté de déconnexion
Eric Schmidt et Jared Cohen parlent dans « The New Digital Age » d’Internet comme étant le plus grand espace non gouverné au monde. Cela laisse songeur pour trois bonnes raisons : 1/ l’idée de contrôle dans un monde connecté sans vous est une utopie 2/ personne ne connait l’exploitation exacte et possible des données 3/ l’absence de gouvernement n’exclut ni les pouvoirs forts, ni le contrôle des masses. Pensons à la biométrie. Science-fiction ? L’ iPhone 5S le fait pour vous : votre empreinte est le « code d’accès le plus sûr car il n’en existe pas deux au monde ». Sur des téléphones que l’on peut craquer à 10 mètres de distance avec la technologie NFC ( Near-Field communications ). Un opt-in magique ! La NSA applaudit, mais discrètement pour se faire oublier depuis Prism.
#2 — Les startups
On en parle tout le temps. Mais une startup dans le fond, c’est quoi ? C’est la nouvelle forme du commerce de demain, dans une culture numérique ; agile, collaboratif, proche des usages émergents car digitalisé. Financer une startup vous apprend que le business plan, c’est ça : se connecter et favoriser les nouveaux usages. La technologie devient variable d’ajustement face à de nouvelles donnes sociales et vice-versa : en l’occurrence ici l’économie du moi avec un consommateur qui devient utilisateur... décidant des usages et des interfaces, en même temps que ce qu’il achète.
#3 — Le défi de la mémoire et des sources
Comment convaincre celui qui aime Balzac et Mozart de conserver ces œuvres chez lui si tout est disponible gratuitement, en streaming ? Pourquoi mémoriser, si Google est là ? Pourquoi apprendre, si des anonymes nous servent la soupe ( ce que fait Wikipedia ) ? À quoi servent les journaux si le cercle social filtre ce qu’il faut lire et croire ? Les enjeux de transmission sont gigantesques : éducation, création et maintien de sources officielles fiables et contrôlables. On a tous forwardé un mail pensant que c’était vrai... Pourtant, il faut croire au papier ; comme... pause, comme valeur donnée au contenu, comme trace et contrepoids à l’infobésité, comme repère. Dans cette guerre du contenu, il y aura une lourde fracture numérique. Ceux qui auront accès et ceux qui seront privés. Mais internet.org est là, alors tout va bien, braves gens de la « base de la pyramide ».
#4 — Hybridation
Avant de parler de transhumanisme, rêve pas si éloigné, un homme modifié par les sciences et les technologies, regardons du coté de l’hybridation : les lunettes Google vous voyez ? Pas l’iWatch... les lunettes. L’idée ? Le numérique pour donner « vie » à tout : objets, rues, surfaces... La technologie Graphene, par exemple, avec les écrans souples, va changer pas mal de choses : des interfaces indolores – à la voix et à l’œil - portables sur soi ( wearable technologies ). Fini le temps du clavier comme seule interface d’accès au numérique.
Le sens de la vie
Dans l'œuvre de Douglas Adams, « Le Guide du voyageur galactique », à la question ultime sur le sens de la vie, une réponse est fournie par l’ordinateur : « la réponse est : 42 ». Le supercalculateur Deep Tought ne solutionnera pas cette question, et ira jusqu’à recommander de créer un ordinateur plus intelligent que lui. Adams racontera par la suite que ce chiffre n’est qu’une plaisanterie, un simple nombre ordinaire comme un autre. Mais le symbole est resté...
Du cinéma, au jeu, à la high tech, on retrouve de nombreux clins d’œil à ce chiffre, icône de l’intelligence artificielle et du dialogue entre l’homme et la machine. Ce problème d’interaction décrit bien notre plus grand défi : passé l’émerveillement de contempler notre propre inventivité, la question du sens est capitale. Ou bien les réseaux et les technologies dérivées seront un catalyseur pour une intelligence connective ET créative... Ou bien de culture numérique, il ne restera que le numérique.
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guillaume anselin
Responsable Stratégies et Innovation de Wunderman Groupe France, il dirige le Wunderlab, plateforme d'incubation de talents et de startups. Auteur d'ouvrages sur ce thème et ex DG de Marcel, il est au board de plusieurs startups.
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