La guerre de 1870 a pris fin. Après le désastre de Sedan et de Metz, après le long siège de Paris, après les défaites des armées du Nord et de l’Est, les préliminaires de paix ont été signés à Versailles avec l’accord de quatre cents des six cents députés de l’Assemblée nationale qui siégeait à Bordeaux. Le suffrage universel représenté par le Parlement capitule et ne veut pas de guerre. Pourtant Paris, qui n’est pas l’image de la France, ne se reconnaît pas et décide de résister à l’envahisseur et surtout de tenir tête au gouvernement composé d’orléanistes et de républicains conservateurs. Hors de France, les capitulards !
Ainsi naît la Commune. Du moins dans les livres d’histoire, car cette étincelle, qui engendra l’une des guerres civiles les plus étranges et violentes que la France ait jamais connues, cache un malaise national larvé depuis plus de trente ans dans la société de l’époque. Pour comprendre la Commune, il faut aussi évoquer l’artisanat secoué par les innovations de la grande industrie, et le prolétariat travaillé depuis 1848 par toute sorte de changements comme l’apparition du travail à la chaîne. Ces mouvements, très différents les uns des autres, mènent tous à un idéal révolutionnaire de transformation politique et sociale…
L’innovation, ayant pour nom la révolution industrielle, est en train de bouleverser la France du milieu du XIXème siècle -marquée par le retour de la Monarchie, la seconde République, le second Empire et la troisième République-, qui passe d’une nation rurale à une nation industrielle où l’humain décline face à une nouvelle vision fondée sur le travail et la productivité. C’est un monde entier qui est en train de disparaître, brutalement, au détriment d’un modernisme exacerbé. Le grand chantier du baron Haussmann qui a rasé trente pour cent de la superficie de Paris est un exemple parmi tant d’autres. La Commune est une révolte sociétale et non politique. Elle résulte d’un épuisement et d’une assimilation forcée à un nouveau modèle de société voulu par les milieux économiques et qui mit, à cette époque, la France sens dessus-dessous.
Sans refaire l’histoire, on ne peut que trouver certaines similitudes avec l’évolution de notre société actuelle qui, depuis quinze ans et l’arrivée fanfaronnante du numérique et de ses arcanes, a profondément changé, et à marche forcée, notre société. Une marche en avant frénétique vers la technologie menée par les grandes entreprises industrielles et les fameux « barbares », ces nouveaux entrepreneurs tournés vers l’économie numérique.
Évidemment, et comme en 1870, une période d’innovation, amenant à un grand bond sociétal, n’est en rien négative. Car le problème n’est pas l’innovation mais ce que l’homme en fait et surtout comment il l’explique…
L’uberisation à marche forcée
Ne pas être en phase avec le phénomène de l’uberisation, c’est être dépassé, ringardisé voire déclassé socialement. C’est du moins le profond ressenti de millions de Français face à la révolution numérique. La guerre de taxis contre les VTC (voitures de tourisme avec chauffeur) ne peut se résumer à la vilaine corporation grincheuse et archaïque qui ne veut pas évoluer contre les gentils « disrupteurs » qui tous les soirs prient en se tournant vers la Silicon Valley. Résumer ce conflit à une vulgaire série B manichéenne entre les gentils et les méchants, c’est faire fi du devenir de notre société et c’est surtout adouber « l’uberisation de l’économie » sans réfléchir à son idéologie et à ses effets délétères, ou pas, à long terme.
L’équilibre de notre économie est fragile et repose en majeure partie sur un duo liant fiscalité et droits sociaux. Lorsqu’on défavorise un des deux pôles, on met à mal tout un système. Et le problème rencontré par les taxis se pose ou va se poser dans beaucoup d’autres secteurs. « Gare aux erreurs de perspective : ce monde-là n’est pas une fatalité. Le numérique nous donne en effet l’occasion de reconsidérer le travail non plus tel un emploi condamné à devenir toujours plus précaire, anxiogène et de l’ordre de l’auto-exploitation, mais dans le cadre d’un projet de société contributive dont ce même emploi serait un moyen parmi d’autres plutôt qu’une fin en soi », explique dans une tribune rageuse un pôle d’universitaires et de philosophes1.
Oui, un projet de société c’est bien, mais l’immense espoir qu’a fait naître sa numérisation se heurte à des représentants pleins de bonne volonté mais qui reproduisent en plus grave les mêmes erreurs passées. Que ce soit un « start-uper » qui veut changer le monde mais qui au final n’a qu’une idée en tête : réussir pour vendre au plus offrant et faire fortune, ou bien des grands groupes qui font leur transition entre l’ancien et le nouveau monde en laissant sur le carreau des milliers de personnes, ils posent un vrai défi à l’innovation. Celui de préparer un avenir gommé des imperfections actuelles. Mais entre la société et l’innovation, il y a les marques, les entreprises, les secteurs financiers et les politiques…
P-É-D-A-G-O-G-I-E
Soyez créatif, innovez, inventez ! Ces injonctions jalonnent les discours des dirigeants, des managers, des entrepreneurs et des hommes politiques. Aucun média ne peut se passer du sujet de la créativité et de l’innovation, aucune marque n’ose aujourd’hui sortir une campagne sans une rhétorique bien huilée mettant en avant la technologie, l’accélération, le gain de temps et toute autre forme de vocabulaire qui nous laisse penser que le numérique nous aurait pris de vitesse… Pourtant, la redondance et la force de l’invocation n’en font pas une réalité. Trop souvent, les décisionnaires ou les donneurs d’ordres (ce n’est pas la même chose) qui décrètent la créativité n’osent pas l’apprivoiser et méconnaissent les risques liés à sa concrétisation.
L’innovation est généralement présentée comme bénéfique pour les entreprises, et, au-delà, pour les individus et la société dans son ensemble. Innover permet aux grands groupes de renouveler leur offre, d’améliorer leur profitabilité et de mettre en place un changement organisationnel pour se préparer à de nouveaux défis. D’un point de vue individuel, l’innovation donne lieu à une amélioration des savoirs, à un enrichissement intellectuel et culturel. Et, « last but not least », l’innovation peut amener une réduction du chômage, limiter le gaspillage des ressources ou encore favoriser la croissance.
Expliquer l’industrie 4.0
La quatrième révolution industrielle est numérique et se fonde sur la puissance d’Internet et quatre grandes tendances : les technologies mobiles, les médias sociaux, les données massives et le cloud computing. Pour devenir compétitives, les entreprises doivent intensifier leurs efforts pour s’ouvrir à ces nouvelles formes d’activité, tirer parti d’Internet en tant que canal de vente et s’approprier ces quatre grandes tendances. L’industrie 4.0 est au départ une initiative allemande en faveur de la croissance, dont l’objectif est de tirer profit des innovations technologiques en cours. Elle met en jeu la connexion horizontale et verticale, la communication et la coopération entre les personnes, les services et les produits. L’idée sous-jacente est que les produits et les services peuvent être reliés entre eux et de nouvelles chaînes de valeur innovantes créées.
L’industrie 4.0 imagine également des machines intelligentes, qui permettent d’accroître la productivité et la production à un coût bien moindre2. Cette mécanique, si parfaite soit-elle sur le papier, pose un problème de compréhension générale. Elle est appliquée sans être expliquée. L’idée n’est pas de demander son avis au peuple, au consommateur, au citoyen, au travailleur voire à l’électeur, mais juste de le mettre sur le chemin de la compréhension sans avoir en ligne de mire une notion de rentabilité, de productivité. Car évidemment, l’innovation dans son jus n’a pas de valeur économique. On doit donc la promouvoir et la commercialiser. Or le nombre d’innovations et de services sur le marché est tel que l’ensemble en devient anxiogène, tant il est difficile de faire la part des choses.
Oui, évidemment, l’innovation a du bon mais elle doit s’insérer dans la société avec parcimonie et surtout privilégier l’humain. La France vit une période passionnante mais ô combien angoissante. Le vieux monde n’a pas dit son dernier mot et le nouveau monde peine à trouver sa place… D'un côté l’innovation amène de nouveaux débouchés et de nouvelles formes d’entreprises. Elle facilite notre quotidien. Mais combien sommes-nous à profiter de ses effets bénéfiques ? Car de l’autre côté, elle supprime des emplois, laissant l’homme à la traîne des machines, des algorithmes et de l’intelligence artificielle. Elle enferme l’individu dans des écosystèmes numériques où l’humain se transforme en ouvrier 2.0 au service des marques et des grands groupes digitaux.
Ce changement est brutal, et nous allons devoir prendre les bonnes décisions pour éviter toutes formes de révoltes, euh non de révolution… car il y a du bon dans la société à venir mais, heureusement, tout dépendra de l’humain.
1. Stop à l’uberisation de la société ! « Tribune » dans Liberation.fr le 26 février 2016, par Yann Moulier-Boutang, professeur d’économie à l’université de Compiègne, codirecteur de la revue « Multitudes », Bernard Stiegler, philosophe, Bruno Teboul, enseignant à l’université Paris-Dauphine, et Ariel Kyrou, essayiste et directeur associé de Moderne Multimédias.
2. Rapport du comité social et économique de l’Union européenne.
|
gael clouzard
Rédacteur en chef
|
Comme un « start-uper » qui veut changer le monde
mais qui au final n’a qu’une idée en tête : réussir
pour vendre au plus offrant et faire fortune
Illustrations de Mathilde Rives