Dans les stades de football, les occasions de dégainer son smartphone ont explosé. Enceintes connectées et réseaux sociaux sont passés par là. Face au phénomène, un commerce semble résister et cultive même son particularisme : la buvette. Pour combien de temps encore ?
A proximité des stades de football, des stands d’un genre bien particulier défient les lois du parcours client, de l’esthétisme et du phygital : la buvette. Pour Guillaume Blot, journaliste et collaborateur au Fooding, ces cantines sont devenues des lieux de curiosité au point de leur consacrer un reportage photos. Sobrement intitulé Buvettes, il en dévoile la trame : « Une aventure culinaire à l’ancienne au milieu des food trucks, où mini-fourchettes colorées, odeurs de graillon et bruits électrogènes côtoient bâches photoshopées, pompes à sauces immenses et supporters qui s’essuient la bouche avec leur écharpe du club ». Le journaliste a baladé son objectif aux abords d’une dizaine d’enceintes pour capter ces moments de plaisirs simples, et retranscrire cette ambiance si particulière. Au milieu des régies TV et de ses inombrables câbles, des agents de sécurité qui s’excitent, des riverains postés sur leur balcon et des supporters qui donnent de la voix… Les abords d’un stade de foot forment un « joyeux bordel » et les buvettes font figure de passages obligés avant d’entrer dans l’arène. Avec ses nuages de fumée et son odeur inimitable, ce check point est un endroit où les supporters aiment se retrouver, un sas de décompression d’une vie bien chargée qui permet de se reconnecter le temps d’un sandwich.
Si les stands sont sommaires, les tauliers de ces commerces ont de la gouaille et sont présents depuis des lustres, parfois même de père en fils. Figures emblématiques, ils sont les garants d’un patrimoine régional et font partis de l’âme du club. Chacun y va de sa spécialité : au stand de Zerrel à Lyon, les poivrons côtoient oignons, merguez et saucisses pour un résultat presque poétique. A Rennes, la spéciale « galette-saucisse » réchauffe le cœur et contente le ventre des fans du Stade Rennais. A Lille, moyennant 6 euros et une solide envie d’exotisme, le « Ch’ti burger maroilles » s’offre à vous. « Ce tour de France atypique », qui fait la part belle aux spécialités de nos régions, retranscrit avec tendresse ces instants d’intimité, et nous rappelle combien la conversation est l’essence même de la vie connectée.
Le sandwich c’est le smartphone
Si la buvette ne fait pas toujours dans le raffinement au niveau des menus, elle offre, en revanche, une cure assez rare dans nos sociétés : celle de la digital detox. Dans le projet Buvettes, aucune trace de smartphone dans les photos de Guillaume Blot, juste le plaisir de se retrouver. S’il est techniquement difficile d’avoir le sandwich dans une main et le téléphone dans l’autre, notre frénésie de consommation mobile montre bien à quel point ce moment de déconnexion apparaît comme un « temps mort » digital qui peut se faire autour d’un commerce conçu le plus simplement du monde. Une pause rare dans nos vies toujours plus connectées où la rapidité est devenue la norme et où notre « doudou » digital nous marque à la culotte. Un lien social précieux qui montre bien que malgré les bouleversements technologiques, la relation humaine a encore de l’avenir. « Les buvettes, au même titre finalement que les écrans-géants ou les programmes distribués avant les matchs, sont des services proposés aux supporters. L’aspect « lieu de regroupement » associé au plaisir de boire un verre et de manger sur le pouce leur confèrent un rôle de rituel chaleureux, qui a traversé les décennies, et continuera de le faire », précise-t-il.
Au fil des années, la buvette a su conserver son esprit « bon enfant » et on a parfois l’impression de revivre l’atmosphère d’une cour de récréation. En cercle, les gens discutent, se chambrent, imaginent des scénarios pour le match à venir… Des moments de convivialité d’autant plus appréciés que dans les stades, le smartphone reprend ses droits et Instagram, Vine, Twitter, Snapchat, Facebook… animent les débats. Le 9 janvier 2016, l’Olympique Lyonnais inaugurait en grande pompe son nouveau stade. Un vaisseau de 60 000 places ultra-connecté et les chiffres donnent le tournis : 25 000 connexions, une application mobile dédiée à l’expérience stade, 300 écrans connectés au match, commande à la place, replays vidéo et vidéos live… Conséquence dans plusieurs stades européens ? Certains supporters « interdisent en virage » les mobiles pour se concentrer sur le match et l’animation !
Evoluer ou mourir ?
A la veille de l’Euro 2016, les villes françaises se sont dotées de nouvelles infrastructures : Lyon, Nice, Lille et Bordeaux disposent désormais de stades flambants neufs. Comment intégrer la buvette à ces nouveaux environnements ? « Concernant l’infrastructure, il y a un double mouvement : les nouveaux stades -comme à Lyon ou Nice- intègrent désormais les buvettes « officielles » dans leur édifice, donc celles-ci font partie intégrantes du stade. Dans le même temps, certaines « non-officielles », que l’on retrouve autour, se voient exclure de « l’environnement stade », comme c’est le cas par exemple à Bordeaux où la mairie a replacé les historiques de Chaban-Delmas (ancien stade des Girondins de Bordeaux) à 800m du Matmut Atlantique. Aussi, les foodtrucks modernes tendent progressivement à remplacer les camions-pizza et les stands avec bâches autour des stades », détaille Guillaume Blot.
Il va falloir d’ailleurs revoir son offre pour s’adapter aux exigences d’un public qui veut consommer mieux et moins gras : « Côté carte, je pense que le changement sera plus visible. Les frites, les sandwiches et autres nourritures basiques resteront, mais elles seront à mon sens accompagnées dans les années qui viennent par d’autres plats « lèches-doigts » comme des tacos ou des bobuns, par exemple. Je pense qu’il y aura également une montée en « raffinement » impulsée par certains stands, des plats moins gras, pour plaire à des spectateurs plus attirés par le fait de « manger quelque chose de sain pour eux » plus que par le rituel de se retrouver autour d’une barquette. C’est ce qui se passe déjà aux États-Unis dans les grandes enceintes sportives ». Cette modernisation sonne-t-elle le glas de ces marchands ambulants? Un stade sera-t-il toujours un stade sans ces commerces ? Il y a quelques jours, les fidèles des travées d’Anfield Road à Liverpool protestaient contre la hausse des tarifs des billets et des banderoles protestaient : « Football without fans is nothing ». C’est un peu la même chose pour la buvette.