En pub comme ailleurs, les bonnes histoires sont universelles. Derrière une langue qu’on ne comprend pas, dans un décor qui ne respecte aucun de nos codes, tout d’un coup, on reconnait une histoire.
Influencia : en pub, la patte Sels est reconnue dans le monde entier, vous avez même été 26ème créative mondiale dans le classementcomment la définiriez-vous?
Véronique Sels: je la définirais comme de la pub qui se refuse à ressembler à de la pub. Je n’oublie ni le brief ni l’objectif mais je raconte une histoire. Les bonnes histoires sont universelles. C’est ce qui rend les concours internationaux de création publicitaire aussi passionnants. Derrière une langue qu’on ne comprend pas, dans un décor qui ne respecte aucun de nos codes, tout d’un coup, on reconnait une histoire.
IN. : Y-a-t-il une école derrière cette manière de faire de la pub (comme on parle de l’école CLM, DDB, Ogilvy…) ou est-ce votre univers qui se fait pub ?
V.S. : Dans mon cas, aucune école. J’ai l’impression d’être tombée dans la marmite de la pub et d’y avoir apporté tout ce que j’avais, mon cerveau, mes tripes, mes études (de danse, on est loin de la pub), mes voyages, mes lectures, les musiques que j’aimais, mes aventures et mes mésaventures… Mais il existe d’excellentes écoles de pub en Belgique. Si vous voulez, je vous en donne la liste.
J’adorais aussi la culture de DDB et quand l’agence DDB à Bruxelles m’a proposé de la rejoindre, j’ai accepté. C’est là que j’ai rencontré Erik Vervroegen.
IN. : vous avez commencé à travailler dans la pub à 35 ans et à une époque où on donnait leur chance à des gens talentueux, que l’on ne recrutait pas sur CV… Une époque unique en somme?
V.S. : c’est vrai. On recrutait des gens pluridisciplinaires, curieux, passionnés, qui avaient souvent fait des études sans rapport avec la pub, bourlingué, exercé plusieurs métiers… On considérait ça comme une richesse.
Pour moi, ça s’est passé de la façon suivante : des amis belges, Eric Hollander et Anouck Sendrovicz, ouvraient leur propre agence de publicité à Bruxelles ( AIR ). J’écrivais depuis toujours. Au lycée j’avais écrit et monnayé les dissertations de la moitié de ma classe. Alors, ils m’ont proposé d’essayer le métier de conceptrice rédactrice. Juste pour voir. On partageait la même culture. Ça a marché immédiatement entre nous. Air travaillait avec des gens passionnants tels que Philippe Stark. L’agence avait des clients atypiques comme Lima (alimentation bio) qui à l’époque était une marque ovni. J’ai écrit du contenu comme on écrit des livres (en plus court, je vous rassure). J’ai abordé les marques comme des sagas.
J’adorais aussi la culture de DDB et quand l’agence DDB à Bruxelles m’a proposé de la rejoindre, j’ai accepté. C’est là que j’ai rencontré Erik Vervroegen. Il rentrait de chez Hunt Lascaris en Afrique du Sud et partait pour Bozell à New York. Il était à Bruxelles pour quelques semaines. Il discutait dans le bureau de mon directeur de création. On était sur un pitch, on était très à la bourre. Je devais absolument présenter mes scripts à mon directeur de création, des scripts pour la Beetle VW. Erik est resté dans le bureau. On ne se connaissait pas. Il m’a écoutée, s’est mis à rire (et faire rire un mec comme lui, ce n’est pas gagné d’avance). Il a dit « Je veux aller présenter ces scripts à Londres ». C’est comme ça que tout a commencé. Quelques mois plus tard, j’intégrais TBWA/Paris. Je n’ai plus seulement aimé la pub, je suis devenue une sorte de mercenaire de la pub.
IN. : pendant que vous étiez en pub vous écriviez des romans, c’était dans vos plans? Comment gériez-vous l’activité pub et vos écrits?
V.S. : je dors peu. Ce n’est pas un choix. Je me réveille à quatre heures du matin hiver comme été. J’ai une vie devant moi avant que le monde se réveille. J’ai toujours lu, écrit, travaillé. C’est moins fatigant qu’on ne le pense. Chacune des activités se nourrit des autres.
IN. : depuis que vous avez arrêté la pub, vous avez quitté Paris, retrouvé Bruxelles, vous songez à un pied à terre à Paris… Toujours en mouvement… Quelle mouche vous pique?
V.S. : j’ai beaucoup bougé mais aujourd’hui, j’éprouve moins le besoin d’aller vivre à l’autre bout du monde alors que les forêts sont magnifiques à côté de chez moi. J’envisage un triangle des Bermudes plutôt nordique : Bruxelles, Paris, Fontenoille (le village où je compte m’installer avec mon mari). Fontenoille, 250 habitants, est un village belge à un kilomètre de la frontière française. Je pense que dans cette configuration, je pourrai assouvir mon besoin de changer de pays aussi souvent que je le veux.
Même pas mort : Qu’est-ce que « l’identité » ? Nom, prénom, profession… une fiction très fragile quand on y réfléchit. J’ai voulu interroger cette « identité », la passer au crible d’une existence, des rencontres, de l’Histoire, des voyages…
IN. : parlez-nous de votre cinquième roman, Même pas Mort! Quelle en est l’origine ?
V.S. : une simple question. Qu’est-ce que « l’identité » ? Nom, prénom, profession… une fiction très fragile quand on y réfléchit. J’ai voulu interroger cette « identité », la passer au crible d’une existence, des rencontres, de l’Histoire, des voyages… Quand le livre commence, un homme se réveille à Casablanca. Il ne sait pas qui il est. Il ignore ce qui l’a amené dans cette ville et les actes qu’il a commis. Il se pose des questions aussi absurdes que « Est-ce que je fume ? » ou « Ai-je déjà fait l’amour ? » Des articles de presse, des dessins viennent nourrir son récit. On comprend que cet homme est un jeune artiste belge empêtré dans une sale histoire. L’homme en question est un peintre au talent fulgurant, Stéphane Mandelbaum, qui a réellement existé et a été assassiné à l’âge de 25 ans suite au vol d’un Modigliani.
IN. : comment parvient-t-on à imaginer la vie qu’aurait eue un artiste qui a été assassiné à 25 ans, qui aujourd’hui en aurait 60 s’il avait vécu, et qui commence à être reconnu dans le monde entier ?
V.S. : en rassemblant une importante documentation. J’ai beaucoup parlé avec les membres de sa famille, ses amis, ses professeurs. Son frère m’a remis quantité d’articles de presse datant des années qui ont suivi son assassinat. J’ai beaucoup regardé son œuvre dessinée. Ses dessins sont fascinants, pleins d’humour, de provocation, de textes à la marge. Toutes les ethnies se côtoient, il y a des textes dans plusieurs langues. L’Histoire cohabite avec la sexualité, les rabbins avec les geishas, les artistes avec les proxénètes, les gueules cassées de la Grande Guerre avec les Amérindiens, les Saints avec les nazis, Mickey avec Himmler (tableau de la couverture)… Une fois la documentation rassemblée, le roman s’est imposé comme un plan de voyage.
Stéphane Mandelbaum, le héros du livre qui a réellement existé et a été assassiné à l’âge de 25 ans suite au vol d’un Modigliani.
IN. : vos romans embarquent toujours dans un monde un peu fou…
V.S. : Vous trouvez ? Moi, je crois que le monde est vraiment fou. J’essaie juste de rendre cette folie crédible. Je marche sur la crète de l’abime. J’explore des situations à la limite de la vraisemblance parce qu’elles parlent de ce que nous sommes.
IN. : la pub est aujourd’hui beaucoup contestée, que diriez-vous de son rôle hier… et désormais.
V.S. : je pense que personne n’a vu venir ce qui nous arrive aujourd’hui. En 1960, qui aurait imaginé que les plus beaux progrès de la vie domestique, ceux qui nous ont affranchis de tant de servitude comme la voiture et le réfrigérateur pour ne citer que les plus évidents, seraient un jour des agents polluants qui menaceraient notre écosystème ?
Qui aurait pu penser que le monde de Mad Men ne serait pas celui auquel à moyen terme tout le monde accèderait ? Les scientifiques, et quelques écrivains de science-fiction, voilà la réponse. Mais l’immense majorité des gens, non. Donc, le rôle de la pub était alors de proposer des produits vraiment formidables, qui amélioraient considérablement notre vie, d’en révéler les attributs.
Avec la mondialisation, l’hyper-information et la démographie exponentielle, les gens sont devenus plus conscients des produits qu’ils achetaient et de leur impact. Ils se sont préoccupés des modes de production, des conditions de travail des ouvriers qui fabriquaient les produits et d’un tas d’autres choses. La pub a alors joué un rôle très important dans le choix de l’achat. Elle a pris sa part dans l’éducation à l’achat responsable. Elle a éduqué les marques et les consommateurs à plus d’éthique, avec bien sûr les débordements qu’on sait, le green washing, qui a rendu les gens plus méfiants.
Plus personne ne peut nier que fabriquer en surabondance un confort toujours plus grand et une technologie toujours plus perforante pour 8 milliards d’humains (nous étions 3 milliards en 1960) équivaut à un suicide collectif .
Aujourd’hui, on n’en est plus là. Plus personne ne peut nier que fabriquer en surabondance un confort toujours plus grand et une technologie toujours plus perforante pour 8 milliards d’humains (nous étions 3 milliards en 1960) équivaut à un suicide collectif. Le rôle de la pub dans ce contexte est d’apprendre aux gens à acheter moins et mieux. Certains publicitaires travaillent dans ce sens depuis toujours et ne s’en sortent pas si mal. Ils misent avec leurs clients sur le long terme.
Une bonne idée est par essence virale et rayonnera au-delà du canal pour lequel elle a été conçue à l’origine.
IN.: lorsque les marques doivent se démultiplier pour résonner sur différents canaux, classiques, et nouveaux, vous êtes la première avec Anne de Maupeou, par ailleurs une amie, à y aller sans penser que « c’était mieux avant ». Etait-ce une posture, ou un vrai feeling? Si oui comment construire une marque sur le temps, et en mode viral, sur des coups ponctuels, adressés à des cibles différentes, embrasser le global, le local, est-ce possible?
V.S. : oui, bien sûr. Une marque se construit dans le temps par la cohérence de sa communication. Si elle reste fidèle à sa philosophie, toute nouvelle prise de parole la consolide et l’enrichit, peu importe le canal ou la cible. La multiplication des canaux n’est donc pas un problème, au contraire. Une marque, c’est comme un individu : elle se construit par la multiplicité des expériences. Bien sûr, chaque prise de parole doit s’appuyer sur une idée pertinente. Une bonne idée est par essence virale et rayonnera au-delà du canal pour lequel elle a été conçue à l’origine.
IN. : lorsque vous étiez chez Marcel, puis chez Publicis Conseil, comment gériez-vous l’humain ?
V.S. : j’étais passionnée et dans l’excès. Autant j’ai pu transmettre le feu sacré à un grand nombre d’étudiants et de créatifs qui ont travaillé avec moi, autant j’en ai bousculé d’autres qui n’avaient pas forcément besoin qu’on leur parle comme si nous étions un commando US en train de remonter le Mékong. Si c’était à refaire, je serais un peu plus… douce ?
Ce que je déplore, c’est qu’on en soit passé par des # tels que balance ton porc et à des «exécutions publiques» plutôt qu’à des procès.
IN. : Les scandales sur les abus sexuels et les viols dans le milieu du cinéma permettent au monde entier de parler de ce secret universellement contenu. Comment avez-vous compris cette prise de parole de tous et toutes?
V.S. : comme une nécessité absolue. On voit à quel point, en très peu de temps, les comportements ont changé. Mais il est difficile de changer un monde et des pratiques établis depuis 3.000 ans sans faire de casse et de victimes collatérales. Ce que je déplore, c’est qu’on en soit passé par des # tels que balance ton porc et à des «exécutions publiques» plutôt qu’à des procès. Elles rappellent les guillotines et leurs petites tricoteuses assises sur leur petit tabouret. Ce que je déplore, c’est que les méthodes utilisées ont été d’une certaine façon ( toutes proportions gardées évidemment, je ne compare pas des choses incomparables ) de la même violence machiste que les faits reprochés. Il n’y a pas eu le début d’un dialogue, d’une réflexion, d’une explication, d’une conversation. Il y a eu les témoignages et les bannis. Bannis qui ont disparu du champ public, je pense à des hommes tels que Kevin Spacey. La conversation pourrait réellement reconnecter les gens, leur apprendre le respect mutuel.
IN. : beaucoup de pays régressent en termes de droits humains, quelle est selon vous la raison de ces régressions, et du fait que jamais rien n’est acquis en matière de droits, comme le dit Simone de Beauvoir?
V.S. : La mémoire est courte. La mémoire de l’Histoire franchit rarement le cap de deux générations. Ce qu’une génération acquiert à la sueur de son front et dans le sang, la suivante en est préservée par ceux-là-mêmes qui se sont battus pour offrir une meilleure vie à leurs enfants. Puis arrive la troisième génération, qui n’a plus la moindre idée de ce qu’ont vécu leurs grands-parents. Il ne vient même pas à à l’esprit de cette troisième génération que les droits des femmes et l’i-phone 13 n’ont pas toujours existé.
IN. : quels sont vos publicitaires cultes?
V.S. : Bill Bernbach. Sir Angus Ogilvy. Anne de Maupeou.
IN. : vos trois campagnes préférées ?
V.S. : si je devais me retrouver sur une île déserte avec seulement trois campagnes publicitaires, je choisirais pour me nourrir la campagne Combos « What your mum would feed you, if your mum were a man » réalisée par Chiat Day TBWA/New York en 2011. Pour m’habiller, la saga Levi’s des années 1980-1990 : Creek, Laundrette… Et pour me déplacer, The impossible dream de Honda, un film de 2005. Je suis assez vieux jeu.
En résumé
Même pas mort (genèse éditions)
Peut-on être à la fois peintre et truand ? Dessinateur prodige et voleur de tableaux ? Maître de la provocation et amoureux de la tradition ? C’est pourtant ce que risque de découvrir cet homme qui se réveille un beau matin à Casablanca. Qui est-il ? Il ne le sait pas mais comprend rapidement que le danger rôde. Il doit fuir…
Librement inspiré de la vie du peintre Stéphane Mandelbaum, assassiné à l’âge de vingt-cinq ans, le roman traverse trois continents et un siècle d’Histoire, des migrations économiques et politiques des Juifs de Pologne dans les années 1920 à nos jours.
Couverture du livre: oeuvre de Stéphane Mandelbaum
Crédits photo portrait: Eva Chapiteau.