INfluencia : en annonçant votre arrivée comme directrice de la rédaction du Point, son directeur Etienne Gernelle souhaitait que la nouvelle équipe écrive collectivement « de nouvelles et de belles pages » de l’histoire du magazine pour laquelle il a de « grandes ambitions ». Comment les définiriez-vous ?
Valérie Toranian : faire vivre la ligne éditoriale et les valeurs du Point autour du libéralisme politique, de l’Europe, du débat d’idées, de la liberté d’expression, de la liberté d’entreprendre et de créer de la valeur, et de la liberté en général. Depuis mon arrivée, je suis frappée par la qualité, l’énergie et l’investissement de la rédaction non seulement sur la politique et l’international, mais aussi sur la santé, la tech, l’intelligence artificielle ou les Gafam, avec des reportages qui permettent d’étudier et de raconter au plus près une époque passionnante avec ses risques et ses opportunités. Le Point cultive aussi les récits politiques, les success stories économiques et les incarne avec des portraits qui montrent les parcours et la formidable énergie qui se dégage en France dans tous les domaines. L’international tient une place importante dans le journal. Ces sujets sont appréciés de nos abonnés et réalisent de bonnes audiences sur le numérique. Le reportage, que peu de magazines ont les moyens de financer, constitue un de ses marqueurs forts. Il est important qu’un média comme le nôtre continue de se rendre dans les pays où les libertés sont attaquées, par exemple en Birmanie où nous avons couvert un conflit dans l’Etat karenni dont personne ne parle, en Turquie où notre journaliste a été interdit d’entrée parce que nos reportages dérangent, ou en Ukraine, où nous avons systématiquement couvert le conflit avec des envoyés spéciaux côté russe et ukrainien. Une autre de mes missions, qui est peut-être la plus importante, consiste à poursuivre et développer la stratégie numérique.
L’international tient une place importante dans le journal. Il est important qu’un média comme Le Point continue de se rendre dans les pays où les libertés sont attaquées
IN : de quelle manière ?
V.T. : Le Point est sur la dernière ligne droite de son accélération numérique. Les quotidiens produisent beaucoup et sont de fait plus puissants sur le numérique mais on a une place particulière à occuper. La singularité de nos sujets, nos traitements, nos chroniques, nos angles sur le monde et les valeurs qu’on assume doivent vivre et se développer sur le numérique. Armelle Le Goff de 20 Minutes nous a rejoints en janvier 2023 et travaille à nos côtés pour améliorer nos outils, réfléchir à nos contenus, les enrichir et les compléter avec des domaines qu’on n’abordait pas forcément comme le bien-être au travail, la parentalité ou la conjugalité, avec une approche haut de gamme et à travers le témoignage. L’âge moyen de nos lecteurs est de 47 ans mais nous recrutons énormément chez les plus jeunes ce qui nous rend très optimistes par rapport au développement de notre stratégie sur le numérique. Sur le site, une thématique Eurêka propose des façons ludiques et légères d’approfondir ses connaissances et peut être aussi un axe intergénérationnel pour apprendre en s’amusant.
Nous recrutons énormément chez les plus jeunes, ce qui nous rend très optimistes par rapport au développement de notre stratégie sur le numérique
IN : y a-t-il d’autres thématiques sur lesquelles vous voulez que le journal se renforce ?
V.T. : nous souhaitons continuer à faire évoluer les sujets autour de l’art de vivre, qui est un secteur essentiel. Ces rubriques ont connu une montée en gamme importante que nous allons poursuivre. Le Point est lu par des gens qui ont les moyens, qui aiment la vie, qui apprécient la bonne chair, le vin, les spectacles, la mode, la voiture… La dimension plaisir est très identitaire chez les Français. Même si ces sujets sont mixtes, ils pourraient aussi nous aider à féminiser davantage notre audience. Il y a chez les femmes CSP+, qui sont notre public naturel, des femmes qui s’intéressent à l’international et aux nouvelles technologies, qui ne se reconnaissent pas forcément dans un magazine féminin et aiment trouver dans Le Point des sujets style et art de vivre qui s’adressent aux femmes et aux hommes. Le magazine s’adresse aux lecteurs et aux lectrices dans leur globalité et leur complexité. Cette vision inclusive est complètement en phase avec l’époque et prometteuse pour l’avenir. L’événementiel est un autre axe sur lequel le journal se développe énormément avec des colloques sur les découvertes scientifiques, la santé et la planète, sur les nouveaux horizons de la ville… Après deux éditions d’un palmarès des innovateurs qui s’est enrichi chaque année, nous voulons créer un prix en direction des innovateurs sur des projets qui vont changer la vie et sur cette économie qui crée de la valeur et de l’emploi.
Nous allons continuer à faire évoluer les sujets autour de l’art de vivre, qui est un secteur essentiel. Nous voulons aussi créer un prix en direction des innovateurs sur des projets qui vont changer la vie
IN : dans toutes ces évolutions, quelle sera la place du print, où Le Point est le leader des news-magazines ?
V.T. : la bataille du print reste et restera essentielle. Nous sommes extrêmement attentifs à nos lecteurs papier. Le moment n’est pourtant pas facile pour la presse. Des kiosques ont été brûlés pendant les manifestations sur la réforme des retraites et les pouvoirs publics ne s’en inquiètent pas trop alors que cela nous semble choquant et grave. Les challenges sont difficiles mais passionnants. Je ne crois pas du tout que le papier va disparaître.
IN : en 2022, Le Point n’a pas pu réaliser le « Palmarès des hôpitaux et cliniques » qu’il publiait depuis 2001. Pensez-vous pouvoir le proposer à nouveau ?
V.T. : on attend toujours la décision du Conseil d’Etat sur notre recours. Le Palmarès des hôpitaux et cliniques a été censuré après que le Comité éthique et scientifique pour les recherches, les études et les évaluations dans le domaine de la santé (Cesrees), avec la collaboration de la Cnil, nous a interdit d’accéder à la base de données PMSI qui mesure l’activité des hôpitaux. C’est dingue qu’une commission ou une instance considère que l’on n’a plus le droit d’accéder à des données publiques. C’est une atteinte à la liberté de la presse. Pour Le Point, ces sujets sur le secteur de la santé sont stratégiques et mobilisent une énergie journalistique considérable. Le Palmarès des hôpitaux et cliniques est très attendu par nos lecteurs et ce numéro réalise de très bonnes ventes. Pour continuer à informer et à donner des informations d’ordinaire réservées à des initiés, nous avons sorti fin avril un Palmarès des médecins experts, qui s’appuie sur plus de 30 000 publications scientifiques confrontées à des avis de spécialistes. Nous contribuons tous par nos impôts à financer un excellent système de santé. Il est étrange que le plus grand nombre soit exclu de résultats qui sont pourtant d’intérêt général.
C’est dingue qu’une commission ou une instance considère que l’on n’a plus le droit d’accéder à des données publiques. Pour Le Point, les sujets sur le secteur de la santé sont stratégiques et mobilisent une énergie journalistique considérable
IN : vous êtes arrivée au Point peu après une crise liée à la publication d’un article erroné sur le couple Raquel Garrido et Alexis Corbière, qui a été rapidement retiré et avait amené la direction à s’excuser, pointant une défaillance de « processus de contrôle interne ». Depuis, le collectif Forbidden Stories a mis au jour des entreprises spécialisées dans la manipulation des opinions publiques. Face à la puissance de la désinformation, faut-il une vigilance décuplée ?
V.T. : plus que jamais et pas seulement dans les processus internes à la rédaction. Il faut aujourd’hui une vigilance de tous les instants d’autant que la manipulation devient de plus en plus complexe et subtile. Actuellement, tout le monde s’amuse avec ChatGPT mais ce n’est pas sans risque. En conférence de rédaction, quand on a vu les images d’Emmanuel Macron entonner un chant pyrénéen dans la rue, la moitié des journalistes présents a pensé que c’était un fake. On est tellement habitué à ce que les images soient probablement fausses que, même quand elles ne le sont pas, le premier réflexe est de croire qu’elles le sont. En tant que média qui doit assurer au public un espace d’information de qualité, on est plus que jamais mis en face de nos responsabilités. A un moment donné, ce travail paiera. Les gens doivent comprendre que c’est leur liberté, leur information et la démocratie qu’on défend, et que tout cela se paie. Il y a j’espère une population éduquée qui se rend de plus en plus compte du péril que représente le tout gratuit et les contenus anarchiques sur les réseaux sociaux.
IN : vous estimez aussi que se battre pour la liberté est aujourd’hui un vrai défi pour les médias…
V.T. : c’est un défi car beaucoup désinvestissent les valeurs de liberté et d’universalisme pour défendre le séparatisme et le relativisme culturel qui renvoient chacun à sa communauté, sa culture et sa religion. Mon parcours personnel et mon combat féministe m’ont amenée à l’universalisme. J’ai aimé l’esprit des Lumières, que je retrouve d’ailleurs complètement dans Le Point qui convoque les grands penseurs pour nous aider à comprendre l’époque, les enjeux de société, l’écologie, la radicalité, la géopolitique… Aujourd’hui, on est dans un moment d’amalgames, de moralisation et de puritanisme inquiétant. Même la liberté d’expression des artistes est attaquée. Le Point a été parmi les premiers à dire qu’il ne fallait pas tout mélanger au moment de l’affaire Vivès (auteur de BD qui a été poursuivi en justice et dont l’exposition a été déprogrammée au festival d’Angoulême, ndlr). Si on commence à criminaliser l’illustration, le dessin, le fantasme évoqué dans une BD…, c’est un puits sans fond alors que cela n’a rien à voir avec la pédopornographie ou la pédophilie qui sont évidemment hautement condamnables. Dans plusieurs pays, on réécrit des livres ! Tout cela est vertigineux au point que certains auteurs américains commencent à envisager la France comme un refuge car leurs livres même traduits en français restent leurs livres. Je suis aussi effrayée de voir la banalisation de la violence et « la légitimité » donnée à la rue par rapport à la représentation démocratique. Beaucoup de journalistes sont très complaisants avec cette radicalité. Je trouve cela dommage.
J’ai aimé l’esprit des Lumières, que je retrouve d’ailleurs complètement dans Le Point qui convoque les grands penseurs pour aider à comprendre l’époque, les enjeux de société, l’écologie, la radicalité, la géopolitique…
IN : dans quelle mesure la diversité de votre parcours, à Elle puis La revue des deux mondes, peut vous aider dans vos fonctions au Point ?
V.T. : j’aime travailler avec les journalistes qui sont des êtres sensibles et passionnants. Cela a été une aventure formidable de diriger Elle à l’époque où je l’ai fait, de 2001 à 2014. Passer de Elle à La revue des deux mondes, la plus ancienne revue intellectuelle française, était un défi personnel. J’y suis restée huit ans et cela a été passionnant, riche et formateur. Quand on vous propose de rentrer dans une équipe comme celle du Point, c’est une chance qu’il est impossible de refuser. C’est aussi un beau challenge et une formidable aventure humaine dans une période où on réfléchit à l’évolution du journal. Cela oblige à se remettre en question sans tabou, à imaginer ce que sera le public et l’avenir de l’information, les contenus, les réseaux sociaux, la révolution du numérique et cette de l’intelligence artificielle. On n’a pas de quoi s’ennuyer. On a la chance d’avoir un actionnaire (François Pinault via sa holding Artémis, ndlr) qui aime le magazine et qui nous laisse une paix royale. Cela aussi, c’est une chance.
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Leader des newsmagazines, Le Point affichait en 2022 une diffusion France payée de 296 614 exemplaires (+0,39 %). Elle se répartit notamment entre 149 748 abonnés, 113 442 versions numériques individuelles et par tier, et 31 519 ex. en vente au numéro.