11 mars 2025

Temps de lecture : 9 min

Unquiet working : Distance et individualisation de la relation au travail

Deuxième tendance de « Monde réel, mondes perçus », la septième édition de l’étude « Françaises, Français, etc. » réalisée par 366 et George(s), avec Kantar et Aday. Elle aborde le profond bouleversement qui s'opère dans le monde du travail à travers notamment l'emploi qui se porte un peu mieux et une bonne satisfaction au travail.

Quiet quitting, mutations du travail…, nombreux sont les travaux, articles, analyses qui signalent un domaine en profond bouleversement, et ce malgré une apparente stabilité. Celle de l’emploi d’abord, avec sur un an une relative stagnation après une embellie. Puis celle de la satisfaction au travail, que certains experts avancent pour soutenir l’idée que, au fond, rien ne bouge. Et de fait, depuis plus de vingt ans, la satisfaction des Français au travail oscille entre 70 % et 80 % (77 % des Français satisfaits au travail, selon l’Institut Montaigne en 2022 ; 73 % en 2005 – source : ISSP, « Work Orientations III »). On pourrait s’arrêter là : l’emploi se porte un peu mieux et le travail est satisfaisant pour 7 ou 8 Français sur 10. Malgré les Cassandre, le travail serait-il l’une des seules zones fédératrices et paisibles du moment ?…

Brisons là le suspense : non. Le travail est même un cas d’école de grand écart entre diverses représentations. Reprenons la satisfaction des Français au travail : si l’item lui-même évolue peu, un faisceau d’éléments vient pourtant montrer une dégradation de longue date du rapport des Français au travail. Dès 2010, Dominique Méda notait que « les Français sont les plus nombreux [parmi les Européens] à souhaiter que le travail prenne moins de place dans leur vie ». La France est en première position parmi les 27 pays européens avec plus de 60 % des personnes de cet avis (octobre 2010). Depuis, les symptômes s’accumulent : l’Institut Montaigne notait que 6 actifs sur 10 estimaient que leur métier est « pénible », un point de vue très fortement exprimé par les ouvriers (85 %) et par les classes moyennes (59 %). En 2022, une enquête Ifop pour Solutions Solidaires voit la part de Français qui « s’estiment perdants car ils donnent plus à leur travail qu’ils n’en retirent » passer de 25 % en 1993 à 48 % en 2022. Enfin, une étude Forrester pour HP (septembre 2023) auprès de 1 500 salariés français notait que seuls 27 % d’entre eux se sentaient épanouis dans leur travail.

Une relation intime ambivalente

Comment expliquer, dès lors, un taux de satisfaction élevé et stable (GRAPHIQUE 3) ? Premièrement, il est très difficile d’admettre que l’on fait un travail insatisfaisant, au risque de se tendre à soi-même le désagréable miroir de sa propre impuissance à en changer. Deuxièmement, car la réponse est en partie motivée par la comparaison avec d’autres : avoir du travail, c’est déjà bien en période inflationniste. Nous ne pouvons que nous déclarer satisfaits d’avoir « du travail » par les temps qui courent, et cela occulte en partie le vécu de « notre travail ». En résultante, les Français se déclarent satisfaits mais aussi de plus en plus en souffrance vis-à-vis du travail. Et c’est là le premier enseignement : avant même de parler de divergences de représentations entre divers groupes d’individus relativement au travail, il faut prendre conscience des représentations dissonantes à l’intérieur de chacun de nous : notre travail est de plus en plus insatisfaisant dans beaucoup de ses dimensions, mais nous sommes incités à nous en satisfaire de plus en plus, ou au moins autant qu’avant !

Maslow ne suffit pas

Dans le travail comme dans d’autres domaines, l’élastique de la pyramide des besoins identifiés par Maslow est aujourd’hui tiré au maximum : le travail répond à une fonction sécuritaire de base qui redevient cruciale dans la période actuelle (assurer sa subsistance autonome dans la société), mais il doit de plus répondre à toutes les autres attentes héritées d’époques récentes. Il est, d’un côté, le seul levier de sécurité matérielle dans un monde où l’insécurité matérielle semble revenir en force et, de l’autre, un domaine qui agrège des attentes de plus en plus nombreuses et variées, héritées des deux dernières décennies. Au-dessus de la stricte rémunération s’empilent le souhait d’émancipation individuelle, l’accomplissement et l’expression de soi et de ses valeurs, la satisfaction relationnelle, voire l’utilité collective, le tout dans une équation toujours plus en faveur du fameux équilibre pro-perso qui caracole invariablement dans le top 3 des attentes déclarées. Rares sont les individus qui peuvent satisfaire l’ensemble de ces attentes dans leur relation au travail, aussi il est naturel qu’ils se subdivisent en différents groupes privilégiant tel ou tel autre critère en fonction de l’offre qui leur est accessible. Or, si la demande est aujourd’hui plus complexe vis-à-vis d’une zone professionnelle à laquelle on demande… tout, l’offre, bien qu’ayant évolué, peine à la satisfaire. Après le coup d’arrêt du Covid-19 qui a conduit une large part des Français à faire un bilan de la supportabilité de leur activité professionnelle et à expérimenter, pour certains, le travail à distance, émerge le sentiment d’une inadéquation profonde de l’offre avec la demande.

Bienvenue dans le jobbing

Pourtant, l’environnement du travail s’est transformé, mais sans doute trop peu dans le sens des attentes exprimées. Si la norme en France reste le CDI (environ 75 % des actifs en 2023, mais 94 % des actifs en 1982), la flexiprécarisation est sans conteste la dynamique montante. Le taux de précarité atteint en 2022 15,3 % des emplois salariés, soit une multiplication par deux en quarante ans. La durée moyenne d’un contrat court était de cent treize jours en 2001, contre quarante-six jours en 2017. La galaxie des travailleurs indépendants qui s’accroît recouvre des réalités diverses mais de moins en moins désirables : en 2022, 44 % des entrepreneurs individuels se rémunéraient à hauteur de moins d’un smic mensuel. Les travailleurs de plateformes numériques (livreurs, chauffeurs VTC…) sont en forte croissance, et le jobbing sera, selon l’Ires, l’une des prochaines vagues de la plateformisation de la société, au travers de la mise en place de portails B2B (Easyjobber, Frizbiz, Youpijob, Jemepropose…). En parallèle, la transformation numérique du travail, si elle a permis des gains de performance évidents, n’a pas réellement contribué à répondre aux attentes des salariés en termes de qualité de vie au travail : accélération des échanges, microtâches numériques supplémentaires, ruptures fréquentes des séquences de travail, obsolescence rapide des compétences. La durée de vie moyenne d’une compétence était de quarante ans en 1970, elle est d’un ou deux ans aujourd’hui, notamment dans les métiers en lien avec les nouvelles technologies. À la pénibilité physique s’ajoute aujourd’hui la pénibilité mentale, comme le note Cairn.info dans sa revue Travail et emploi de 2019 : « Le cumul de charge mentale et de charge physique a généré de nouvelles épidémies de pathologies professionnelles. » Selon une étude Mooncard par l’Ifop en 2023, la charge mentale des cadres vient avant tout de l’utilisation des outils numériques (29 %), et 73 % d’entre eux estiment faire face à « trop de tâches à gérer », pointant une surcharge cognitive du fait de passer sans arrêt d’une tâche à une autre.

Télétravail et distance au travail

Les symptômes de cette inadéquation entre offre et demande s’accumulent : la part de Français qui souhaitaient gagner moins d’argent mais avoir plus de temps libre est passée de 38 % à 61 % en quatorze ans (Ifop 2022). Et près de la moitié (45 %) des personnes interrogées disent être tout à fait d’accord avec l’affirmation « Je ne me rends au travail que pour le salaire que j’en retire » (+ 12 points depuis 1993). L’agence conseil RH Ignition Program révèle dans son dernier baromètre que 40 % des salariés seraient « en souffrance à un niveau de stress élevé ». De quoi regarder autrement la mobilisation contre l’augmentation de l’âge du départ à la retraite.

Conséquemment, le désir de trouver une nouvelle équation monte : à la fin 2022, 53 % des salariés songeaient à démissionner. Ils étaient 45 % un an auparavant. La surmédiatisation du quiet quitting, si elle n’est pas une réalité majeure, est pourtant le signe d’une pratique qui devient logique et d’un état d’esprit que l’on pourrait appeler « unquiet working ». Freinées par la crainte de la précarisation dans une période marquée par la pression financière et la peur de l’avenir, ces velléités de « mieux-travailler » vont s’exprimer dans une grande variété de stratégies, choisies ou subies, souvent transitoires (GRAPHIQUE 4).

Davantage d’attentes dans un marché de l’emploi qui peine à y répondre tout en proposant un environnement de plus en plus flexible et digitalis génèrent une grande diversité de stratégies d’activité…et donc de représentations divergentes. Travail-réussite, travail-fonctionnel, travail-mercenaire, travail-engagement sociétal, travail-sécurité à long terme… Des profils de travailleurs très différents se déploient dans des modalités qui les rendent de plus en plus étrangers les uns aux autres en termes de représentations et de vécu. Plutôt que de parler de travail, il semble que l’idée de « l’activité rémunérante » soit plus à même d’encapsuler toutes ces réalités présentes et futures : trouver un système d’activité qui me permet de retirer ce que je souhaite, au plus près de ce que je souhaite donner.

Bien sûr, cela peut passer par un emploi en CDI dans une grande entreprise si l’on privilégie la stabilité et la sécurité en consentant à donner un temps plein, moyennant une charge mentale importante.

Un marché de plus en plus individualisé

Mais cela permet aussi à toutes les nouvelles formes d’équilibres professionnels : temps partiel pour bénéficier de temps libre, slashing pour cumuler diverses activités épanouissantes – ou non –, jobbing pour bénéficier d’une forme de liberté d’engagement et financer le quotidien malgré une faible qualification… jusqu’à des équations plus nouvelles qui sortent presque du domaine professionnel : vendeur de produits de seconde main et gérant d’Airbnb qui transforme ses revenus complémentaires en revenus principaux, voire conjoint à domicile qui contribue à économiser le prix d’une garde d’enfant dans une stratégie consentie à l’échelle du foyer. Ou plus extrême encore : FIRE (Financially Independent, Retire Early), jeune rentier ayant passé dix ans à accumuler du capital dans un métier lucratif, vivant de ses placements ou de ses investissements… sans plus jamais travailler.

Deux axes principaux font varier ces stratégies, et donc les représentations : la valeur que chacun accorde à son travail et le niveau de flexibilité recherché ou subi par chacun. Une myriade de profils émerge, faisant varier du tout au tout l’engagement consenti, le retour espéré et le mode de relation à son activité dans des équations de plus en plus individuelles, plus ou moins proches de l’idéal de chacun.

Ces stratégies, aussi diverses soient-elles, partagent au moins une réalité sous-jacente : l’écroulement de la base commune du travail en tant que devoir de contribution à la société. Parmi une majorité de trajectoires et calcul individuels, certains seulement sont motivés par un nouveau bien commun (coopération, mutualisme, ESS). Or, si la base commune s’écroule et que les stratégies individuelles se diversifient, il devient difficile de construire un cadre consensuel du travail. D’autant que l’entreprise, jusqu’ici vectrice de culture commune, est elle-même soumise à une forme de défiance : dans l’étude menée par Forrester pour HP, 42 % des knowledge workers [comprendre cols blancs] en France n’ont pas confiance en leurs supérieurs hiérarchiques, et seuls 31 % affirment que leur entreprise privilégie le bien-être des employés par rapport aux profits.

Atomiser l’emploi ou redonner du sens ?

Sans cette compréhension fondamentale d’un travail désenchanté, amputé d’une grande partie de sa motivation à contribuer à un futur meilleur auquel on peine à croire, les acteurs du monde du travail risquent, eux aussi, de s’enfermer dans des représentations peu pertinentes, comme celle des pouvoirs publics envers des travailleurs français atteints de « flemme », dont il faudrait surveiller les arrêts maladie intempestifs, diminuer les droits au chômage et qu’il faudrait remettre au travail. Une telle logique ne semble pas en mesure d’adresser le nœud du problème, car comme le montre une étude : « Le fait que nombre de salariés se sentent perdants entre ce qu’ils donnent et ce qu’ils reçoivent de leur travail amène les Français à ne pas juger négativement ceux d’entre eux qui se contentent de juste effectuer leur travail. Cette attitude n’est assimilée à de la fainéantise que par moins d’un quart (22 %) des personnes interrogées et de manière uniforme quel que soit le positionnement politique des répondants » (source : Ifop, 2022, Les Makers). Si rien n’est fait, à l’avenir, la flexibilité augmentera et s’étagera sur une grande variété de missions aux durées et aux modalités diverses, la digitalisation continuera à démultiplier les possibilités de « trade-off » personnel : à distance, en présentiel, via une plateforme, en monoactivité, en pluriactivité. L’opportunisme et le court-termisme des entreprises s’accommoderont d’un cadre légal suffisamment lâche pour autoriser les effectifs à géométrie variable, le retour du paiement « à la tâche ». Dans cette voie, la relation au travail continuera sans doute à se dégrader, l’implication fléchira, l’instabilité des équipes s’amplifiera, et davantage de situations individuelles deviendront plus fragiles encore, affaiblissant elles-mêmes un tissu social déjà délité.

Qui voudrait unifier les représentations du travail et les mettre en cohérence avec la réalité de l’emploi devrait avant tout tenter de répondre à la question suivante : dans une société idéale demain, en dehors de la survie, que pourra-t-on souhaiter retirer du travail qui soit nourrissant et accomplissant ? Une question d’avenir, tant le travail est à la fois l’instrument et la conséquence d’un nouveau projet de société porteur de motivation et de collectif. Passée relativement inaperçue dans les études de ces dernières années, la notion de « raison d’être », dont se dotent progressivement les entreprises, contient une partie du futur du travail.

Allez plus loin avec Influencia

the good newsletter

LES FORMATIONS INFLUENCIA

les abonnements Influencia