Les chiffres ont de quoi donné le tournis. En dix ans, les recettes publicitaires de la presse en France ont chuté de 42% et les études prédisent un nouveau recul de 33% d’ici 2030. Le coût annuel de l’information dans les médias grand public atteint 3 milliards d’euros. Les entreprises de presse écrite investissent, à elles seules, 44% de cette somme mais elles touchent à peine un tiers des revenus des médias grand public et la part de la publicité dans leur chiffre d’affaires représente seulement 26% de leurs revenus. Inquiétant, vous avez dit inquiétant ?
« Nous vivons un paradoxe total, constate Pierre Louette, le PDG du Groupe Les Echos-Le Parisien. Nous n’avons jamais eu autant de lecteurs mais nous n’avons également jamais eu autant de problèmes. Nous vivons un moment de gravité qui nécessite une prise de conscience véritable et partagée. Notre problème est collectif et la solution doit l’être, elle aussi. Nous allons vers un monde où 50% de la publicité mondiale, qui représente 18 milliards d’euros de dépenses annuelles, va être captée par quatre acteurs. Cette tendance va avoir des incidences non seulement pour la presse mais aussi pour les agences médias et les annonceurs. Dans le monde des oligopoles qui est le pire ennemi du libéralisme, personne ne vous entend crier. »
Accrocs aux réseaux
Le succès des GAFAM n’est pas dû à un hasard. « Dès qu’ils sont arrivés il y a moins de 20 ans, les réseaux sociaux sont parvenus à montrer des KPIs très performants, reconnaît Jean-Nicolas Baylet, le directeur général du Groupe La Dépêche du Midi. Ils ont pu le faire car tous leurs modèles jouent sur l’émotion. Or l’émotion créé de l’addiction et tous les internautes vont chercher sur ces plateformes leurs shots d’adrénaline émotionnels. Les réseaux vivent uniquement grâce à la publicité alors nous sommes des producteurs d’informations qui proposent des analyses et donnent des clés de compréhension sur la société dans laquelle on vit. Il est nécessaire de se demander si on souhaite vivre dans un monde centré sur l’émotionnel et régi par des algorithmes. Ce sont de véritables enjeux démocratiques. »
Pour tenter d’éviter le pire, plusieurs options sont possibles. Les premières demandent de véritables efforts de la part des organes de presse eux-mêmes. « Il est nécessaire de faire preuve d’énormément de transparence vis à vis de ses lecteurs et des annonceurs, conseille François-Xavier Lefranc, le président du directoire et directeur de la publication Ouest-France. A Ouest-France, nous expliquons constamment les spécificités de notre identité et notre sens de l’éthique. Le lecteur est plus impliqué que jamais. Nous devons aussi comprendre les attentes des annonceurs et bâtir avec eux un système qui repose sur des liens de confiance. Je suis absolument convaincu que nous avons un intérêt commun. Nous vivons une période qui est à la fois très dure mais aussi exceptionnelle. »
Vive la proximité et l’omnicanalité
La presse a longtemps été trop timide dans sa communication. « Nos relations envers les annonceurs est très importante, clame Constance Benqué, la présidente de Lagardère News. Il est nécessaire de leur faciliter leur travail. Une des manières d’y parvenir est d’avoir une approche phygitale et d’utiliser tous les canaux qui sont à disposition pour toucher le plus de monde possible. Cela va du kiosque à journaux aux réseaux sociaux. Nous avons également fait un gros travail sur nos mesures d’audience. » Jouer la carte de la proximité et du service n’est plus une option mais une obligation de nos jours. « La presse hebdomadaire régionale, qui comprend plus de 200 titres et 150 sites qui touchent 24 millions de personnes chaque mois, l’a toujours su, vante Fanny de Larue, directrice du Groupe Le Messager. Les annonceurs locaux, qui génèrent 97% de nos revenus sachant que la publicité représente 60% de nos revenus, veulent voir des gens avant de passer des annonceurs. Pour les trois départements que nous couvrons dans les Alpes, nous employons ainsi une dizaine de commerciaux qui sont constamment sur le terrain. »
L’union fait la force
Si ces initiatives vont dans le bon sens, elles resteront insuffisantes sans une plus grande union au sein de la profession. « Nous devons mettre fin à cet égoïsme permanent dont la presse a beaucoup souffert dans le passé, préconise Pierre Louette. Si nous ne trouvons pas de solution collective et continuons à être fragmentés, nous allons être éliminés les uns après les autres par des gens qui, eux, ne sont pas divisés. » Les pouvoirs publics ont aussi leur carte à jouer. « Les politiques doivent faire appliquer le droit avec férocité, s’emporte François-Xavier Lefranc. Si on continue d’accepter l’inacceptable et de tolérer l’intolérable, nous allons le payer très cher. Des mesures fortes sont nécessaires. » Fanny de Larue ne dit rien d’autre. « J’aime bien l’idée de créer un crédit-impôt pour les entreprises qui publient leurs publicités dans la presse », explique-t-elle. Constance Benqué est plus nuancée… quoique. « Je préfère convaincre que contraindre mais si on doit contraindre, note la présidente de Lagardère News, assurons-nous que cela soit efficace. » Cette « légère » nuance n’a pas manqué de faire rire une bonne partie des personnes présentes à notre colloque.
Pierre Louette résume bien le ton de cet échange très riche. « Il faut être cohérent, juge le PDG du Groupe Les Echos-Le Parisien. Les entreprises ne peuvent pas communiquer sans cesse sur toutes les bonnes choses qu’elles font pour la planète et diffuser, dans le même temps, leurs messages sur des plateformes qui ne payent pas les impôts dans les pays où elles sont présentes. Pourquoi ne leur demande-t-on pas de publier dans leur épais rapport RSE le détail de leurs investissements publicitaires pour connaitre les médias qu’elles utilisent ? L’État devrait, lui aussi, cesser d’investir sur des supports qui ne respectent pas la loi. Leur main droite ne doit plus ignorer ce que fait leur main gauche. » Les débats à ce sujet sont lancés et ne sont pas prêts de se calmer dans les années à venir…