Le créateur de caractères typographiques dirige son orchestre pour créer du rythme de la même façon qu’un chef d’orchestre dirige ses musiciens
Influencia : Cette quatrième édition du rapport Monotype porte sur les tendances mondiales en matière de typographie. Comment s’effectue ce travail de recherche ?
Damien Collot : nous sommes basés en Amérique du Nord, au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Inde, en Chine, au Japon, le rapport est de ce fait le reflet des tendances mondiales typographiques présélectionnées par des collaborateurs aux cultures multiples. Concrètement, chaque année, deux membres de l’équipe créative de Monotype sont sélectionnés pour superviser la compilation du rapport. Afin de l’enrichir de perspectives variées de la scène typographique mondiale, nous choisissons des créatifs dans des régions géographiques diverses. En parallèle, les créatifs de Monotype collectent de leur côté des dossiers de typographies qu’ils soumettent à l’équipe créative chargée du rapport, en l’occurrence cette année Jordan Bell et moi-même.
IN. : vous avez choisi de présenter cette édition, sous forme de vinyles, avec toutes les tendances émergentes. S’agit-il d’un choix artistique anodin, quelle est la relation entre vinyle et typographie ? Pourquoi ce lien plus qu’un autre ?
D.C. : une typographie est comme un orchestre. Chaque lettre, comme chaque instrument, a un rôle à jouer pour créer une harmonie, -visuelle dans le cas de la typographie-. Le créateur de caractères typographiques dirige son orchestre pour créer du rythme de la même façon qu’un chef d’orchestre dirige ses musiciens. Au-delà de cela, chaque lettre, dotée de sa propre voix, son ton, résonne dans l’espace de la page comme un musicien sur scène, ensemble formant une composition qui transcende la simple communication pour toucher l’émotion. Comme la musique, la typographie a un vrai pouvoir émotionnel, donc c’est un outil indispensable dans la communication.
IN. : vous évoquez la rapidité avec laquelle la technologie fait désormais évoluer les typographies, n’est-ce pas un peu vertigineux, et quelle est la durée moyenne d’une tendance ?
D.C. : la typographie, est un miroir de son époque, elle fait partie d’un tout et est influencée par son contexte d’utilisation. Les tendances typographiques sont donc extrêmement liées à leur usage. Notre tendance Deforme par exemple est ancrée dans une pratique graphique, et n’est cependant pas issue de la création typographique. La durée des tendances est donc intimement liée aux mouvements plus globaux sur lesquels nous n’avons pas d’influence. Est-ce que cette tendance Deform survivra à 2024 ? Nous devrons attendre quelques mois avant d’en faire le pronostic…
Tout s’accélère, la communication doit suivre, et par conséquent la typographie aussi.
IN. : vous évoquez les typographies Flux, 100%Natural et Professsional… Quelles sont leurs particularités ?
D.C. : en ce qui concerne Flux par exemple, si elle a démarré il y a quelques années déjà, elles va perdurer dans le temps. Flux prend ses origines dans une tendance plus générale qui puise son essence dans une quête de dynamisme, répondant à l’accélération digitale et à l’omniprésence de communications virtuelles qui redéfinissent notre rapport à l’image et au mouvement. Tout s’accélère, la communication doit suivre, et par conséquent la typographie aussi.
Quant aux tendances 100%Natural et Professional , elles témoignent d’une aspiration collective à renouer avec l’authenticité, le naturel, le fait main, dans une réaction épidermique au changement climatique et à la saturation technologique. Elles ont donc un bel avenir devant elles, toutes ces typos, elles seront là aussi longtemps que ces sujets feront partie de notre actualité.
il est vital de penser inclusivité et accessibilité dans le monde dans lequel nous vivons. C’est une tendance émergeante qui va se développer en force dans l’année à venir dans tous les secteurs.
IN. : quelle famille typographique choisir aujourd’hui pour publier des textes dans ce monde clivant, violent, en matière de communication graphique?
D.C. : je ne sais pas ce qu’il faut éviter, mais il est vital de penser inclusivité et accessibilité dans le monde d’aujourd’hui. C’est une tendance émergeante qui va se développer en force dans l’année à venir dans tous les secteurs. La mode s’en est déjà emparée en proposant des vêtements pour toutes les tailles et les formes. En ce qui concerne les arts graphiques et typographiques, il est grand temps de favoriser les recherches et les démarches qui visent à rendre l’information, la culture et la connaissance accessible à tous, que vous soyez atteint d’un handicap ou vivant dans une région isolée où l’accès au savoir est plus difficile.
IN.: parlez-nous de Blanding, erreur de parcours créatif et sociétal en termes de typographie ou police?
D.C. : il y a quelques années, nous avons vu cette tendance qui consistait à épurer et réduire les formes des lettres à leur strict minimum… Cette typographie, appelée blanding a séduit de plus en plus de marques et est en train de tuer le branding tel que nous le connaissons.
Ci-dessous, l’influence du blanding sur les marques, et sur le luxe. Objectif: affadir, faire consensus, annuler les identités…
Elle mettait (met toujours) à mal la diversité et l’inclusivité en effaçant les différences. Les nouvelles technologies offrent une formidable opportunité pour repousser les limites créatives et de favoriser ainsi la diversité. La communauté des créateurs typographiques est désireuse de contribuer et d’aider.
IN. : la typo, les lettres, peuvent-elles, comme la couleur, adoucir les mœurs, avoir une influence sur votre humeur?
D.C. : je ne sais pas si la typographie adoucit les mœurs, mais elle agit sur nos émotions sans aucun doute. Nous conduisons d’ailleurs une recherche depuis quelques années à ce sujet en collaboration avec le laboratoire de recherche en neuroscience Neurons. Nous pouvons sentir de façon instinctive quand une typographie n’est pas en accord avec son contexte, avec nos habitudes et familiarités visuelles. Par exemple, auriez-vous confiance dans un panneau d’autoroute composé en Comic Sans ? Ou prendriez-vous une assurance habitation auprès d’une compagnie qui utiliserait une typographie de type Gothic ? Notre étude prend ces questions et variables émotionnelles pour leur donner des chiffres concrets.
IN. : pourquoi les années 90 et ses typographies anciennes sont-elles à la pointe et est-ce une tendance, un style que l’on retrouve ailleurs dans les séries, le cinéma, la musique?
D.C. : dans la mode, les nouveaux styles, et le grunge des années 90 se sont affirmés cette année et sont présentés dans Vogue, Vogue HK, British GQ et Byrdie. Cette mode de « typographie ancienne », le Grunge des années 90 était un style rebelle et contestataire qui rejetait les looks raffinés, pour exprimer son individualité et une attitudes anti-normes. Il fallait alors, aller à contre-courant, se rebeller contre les normes. Ce type de tendance culturelle est liée à la fois, à la nostalgie des années 90, à l’artisanat local, au recyclage et à l’activisme, car il s’agit des quatre tendances en une, en fait.
IN. : peut-on s’adresser à toutes les générations avec les mêmes typographies et délivrer le même message, notamment en ligne?
D.C. : pour certains systèmes d’écritures comme l’Arabe, il est souvent nécessaire d’avoir des styles différents si l’on souhaite s’adapter aux préférences culturelles des régions du monde Arabe. Parfois c’est une question de génération, en effet. Passé un certain âge, certains styles contemporains de l’écriture Thaïlandaise seront lus moins facilement que par la jeune génération. En ce qui concerne l’écriture Latine, certains pays préfèrent des capitales courtes, d’autres un espacement serré, d’autres encore une graisse Regular légère ou même plus forte que ce à quoi je suis habitué.
Ci-dessous, une sélection de typographies françaises qui illustrent non seulement le rôle central de l’industrie créative française, mais aussi l’influence dominante et le leadership du design français, voir parisien, dans le paysage mondial du design.
Zoo pour le Musée d’Orsay : Une collaboration qui a donné naissance à une identité visuelle qui renoue avec le classicisme tout en embrassant l’innovation, redéfinissant l’expérience culturelle pour le public moderne.
Lonsdale pour PrestaShop : Un projet qui illustre la capacité du design à stimuler le commerce digital, grâce à une typographie sur mesure qui reflète la diversité et la flexibilité du e-commerce
Graphéine pour le XXème Arrondissement de Paris : Une initiative audacieuse qui utilise la typographie pour célébrer l’identité unique de cet arrondissement, marquant un engagement envers le design urbain et communautaire.
W&Cie pour Paris 2024 : Une vision futuriste des Jeux Olympiques, où la typographie sert de pont entre l’héritage historique de Paris et l’avenir du sport mondial.
Brand Brothers pour Nown
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TENDANCES RELEVÉES PAR LE RAPPORT
EVERYTHINGALLOFTHETIME
– Peut-être en réponse à la vague quelque peu chaotique de l’art généré par l’IA, la tendance Everythingallofthetime (Touttoutletemps) voit les designers relever le défi d’utiliser toutes les polices de caractères, les textures et la technologie à leur disposition dans un seul et même dessin. Le nom de cette tendance a été inspiré par la chanson de l’humoriste et musicien Bo Burnham, « Welcome to the Internet ». Cette tendance se distingue par ses motifs maximalistes et ses thèmes surréalistes ; des glyphes alternatifs générés de manière aléatoire aux polices de caractères changeantes. L’IA a appris le design des humains. Sommes-nous en train d’apprendre le design de l’IA ?
WHATEVER
– De Barbie à Saltburn en passant par Mean Girls 2, la nostalgie est officiellement de retour avec Whatever (Qu’importe), une tendance qui englobe un large éventail de styles, du grunge nihiliste aux jeux de pixels colorés. Cette résurgence des polices de caractères rétro, qui rappelle les prospectus de rave des années 90 avec leurs polices en gras, leurs dégradés numériques et leurs ombres portées, tire parti d’une vague plus large de nostalgie liée au passage à l’an 2000 qui imprègne actuellement la musique, la mode, le cinéma et le design.
DE-FORM
– Dans ce qui pourrait être considéré comme un reflet des problèmes culturels et sociétaux mondiaux, du développement durable et le changement climatique à la réforme de la justice sociale, les designers déclenchent une désobéissance esthétique avec De-form. La déformation est une tendance qui s’écarte résolument du « blanding » et de l’esthétique d’un « design propre ». Les caractères de cette tendance sont déformés, souvent disposés de manière si serrée que chaque lettre se dispute l’espace et l’attention, remettant en cause les conventions de conception telles que la lisibilité.
QUIRK
– Définie par une typographie qui surprend l’observateur par des détails audacieux, Quirk, ou « bizarrerie », est une tendance émergente qui trouve un équilibre entre le désir d’une marque d’être différente et le confort du client. Les bizarreries subtiles offrent un petit quelque chose pour attirer l’attention, tout en restant fermement ancrées dans les formes familières des caractères solides, stables et sans empattement. La nature fluide de la musique, capturée dans une police de caractères personnalisée pour une plateforme de chansons personnalisées, n’est qu’un exemple de l’essor de Quirk en 2024.
– Après plusieurs décennies de transition des marques vers des caractères sans empattement minimalistes, nous assistons aujourd’hui au retour des caractères sans empattement, Return of the Serif. Face à des environnements de plus en plus complexes et à des changements ultra-rapides, les marques reviennent au confort de la tradition classique avec des polices de caractères qui rendent hommage à leur héritage tout en se tournant vers l’avenir.