Si la moitié des entreprises ont d’ores et déjà entamé leur virage vers le digital, nombreuses sont celles à s’interroger encore sur la direction à prendre ou à se montrer carrément réticentes. Comment trouver son chemin dans un monde bouleversé par l’innovation technologique et l’émergence de nouveaux concurrents ? Comment conquérir de nouveaux territoires ?
Le digital, toutes les entreprises en parlent, la plupart ont engagé leur transformation, mais pour certaines, le passage à l’action n’a rien d’une évidence. S’il est urgent de se mettre en route, il ne s’agit pas pour autant de faire le grand saut. D’ailleurs, il est préférable de parler plus sobrement de « transition digitale ».
Une situation paradoxale
Une enquête menée au premier semestre 2016 par l’agence conseil Kea, en collaboration avec Opinion Way, avait pour objet de mesurer la prise de conscience des entreprises et de dresser un état des lieux : niveau d’engagement, leviers actionnables et impact du digital dans les organisations, ce afin d’évaluer la maturité des entreprises. De cette étude, il ressort des paradoxes criants au regard du discours ambiant sur la transformation digitale. Par exemple, un quart des entreprises déclarent ne pas être concernées par le digital, tous secteurs confondus. Les trois quarts des entreprises interrogées, en majorité des sociétés de très grande taille et dans le secteur des services, ont engagé leur transformation digitale, mais très peu sont arrivées au bout du processus.
Parmi les freins le plus fréquemment évoqués : le report à plus tard de la réflexion, le manque de moyens alloués au sujet, une aversion au risque, la peur des échecs et des expériences passées malheureuses, le manque de vision ou encore la difficulté à fédérer autour du projet. Un tiers des entreprises interrogées voient aussi dans la « transformation digitale » un simple effet de mode qui n’aura aucun impact économique sur leur activité. Pour beaucoup, le digital n’est pas considéré comme un enjeu d’entreprise, mais comme une question essentiellement technique, dont les impacts majeurs ne se feront pas sentir avant deux à cinq ans.
Des défis
Au-delà des perceptions, les entreprises doivent faire face à quatre défis majeurs, communs à tous les acteurs dits traditionnels, mais avec des réalités différentes (ampleur, vitesse, champ concurrentiel…). Le premier pari est stratégique : la nécessaire transgression de la stratégie verticale usuelle. Dans la plupart des secteurs, ce sont des acteurs « périphériques » qui deviennent clés (Assurland, Booking, Uber, Airbnb, Deliveroo…) et qui capturent une partie importante de la valeur des acteurs « traditionnels » en changeant les règles du jeu et/ou en captant la relation avec le client.
Ensuite, la question est méthodologique : il faut penser time to market en se réinventant continuellement ; les approches classiques (stratégie, conception, déploiement) ne sont pas assez rapides et réactives pour affronter un environnement incertain et pour évoluer très rapidement. Troisièmement, la réflexion impose de revoir l’organisation : comment délier les organisations pour plus d’agilité, car elles sont classiquement structurées par compétences et ne répondent pas aux besoins de combiner/mixer/rassembler compé tences business et technologiques pour conquérir les nouveaux territoires digitaux. Enfin, l’entreprise doit prendre en compte l’aspect legacy (« héritage »), c’est-à-dire composer avec le patrimoine technologique legacy. Le digital « hors sol » est de plus en plus rare, il est nécessaire de connecter l’ensemble des briques technologiques, digitales ou legacy afin d’offrir de nouveaux services digitaux aux clients internes et externes.
Avec quelles armes ?
Relever ces quatre défis majeurs et engager sa transition digitale ne semble possible qu’en effectuant une remise en question pertinente, en d’autres termes en se dotant des armes capables d’éviter les pièges. Trois interrogations, trois inflexions qui, bien affûtées, pourraient se révéler gagnantes.
Combiner la stratégie et l’action
Faire des choix est essentiel : mettre en mouvement l’entreprise, c’est d’abord imprimer le cap, et donc intégrer dans la vision stratégique de l’entité les bonnes composantes digitales (business model, produit, canal de distribution, relation client, levier de performance interne…). Pour faire cela, nombreuses sont les sociétés à se confronter aujourd’hui à deux écueils : vouloir embrasser largement un océan d’opportunités digitales bien trop vaste et céder aux sirènes du me too en oubliant de réellement se différencier. Pour se différencier, il convient bien sûr de sonder l’océan (se nourrir de benchmarks, adopter une démarche prospective, expérimenter…), mais « profusion n’est pas vision » : c’est bien en faisant des choix digitaux (en évitant de saupoudrer les investissements par exemple) qu’une vision claire sera posée et reconnue. À chaque entreprise de définir, pour chaque opportunité digitale identifiée, si elle souhaite se comporter en early adopter, fast follower, ou au contraire assumer une stratégie de rattrapage une fois les bénéfices (et les risques) éprouvés par d’autres acteurs.
Revoir aussi ses modes d’action : dans leur transition digitale, les entreprises interrogées préfèrent à 90 % procéder par paliers, par ajustements successifs, plutôt que de provoquer un big bang. Et elles ont raison ! Être capable d’expérimenter, d’accélérer la prise de décision ainsi que le temps de développement des produits et des systèmes… tout cela devient indispensable afin d’ajuster sa stratégie d’action à un environnement digital qui de toute façon évoluera encore plus vite. Test and learn, lean startup, méthodes agiles, Minimun Viable Product… les buzzwords ne manquent pas, mais l’objectif et l’état d’esprit restent les mêmes : revoir et accélérer son cycle conception-action. Adopter enfin une approche « open transformation » : le digital mobilise un ensemble de compétences qu’une entreprise ne peut rassembler à elle seule. Se transformer, c’est aussi accepter de s’ouvrir, de se connecter avec l’extérieur, avec d’autres acteurs de l’économie, des start-up, des opérateurs technologiques, des concurrents parfois. C’est ce qu’a fait la SNCF en donnant accès à une start-up, Captain Train, à ses données de réservation, ce qui contribue à l’amélioration de l’expérience des usagers et au développement de son chiffre d’affaires. Manager son réseau de partenaires, trouver de nouvelles alliances, redéfinir les frontières de son business model et de son entreprise… font partie des priorités d’action à mener.
Regarder le monde autrement
Devenir digital, c’est libérer l’initiative et transformer les esprits, cultiver un état d’esprit digital permanent par un discours positif : créer l’envie plutôt que susciter l’angoisse. C’est aussi encourager l’initiative et l’expérimentation : la transition digitale impose de fédérer les troupes et de libérer les énergies, ce qui implique plus d’autonomie des collaborateurs. Dans cette optique, l’erreur est non seulement un droit, mais elle est nécessaire ! Quand Google lance quinze initiatives, quatorze passent à la trappe. C’est le fameux affordable loss, c’est-à-dire ce que je suis capable de perdre pour, au final, gagner. Les entreprises devront sans doute s’y habituer.
Ensuite, il faut avoir en tête que le digital révolutionne l’expérience client. À l’heure où les frontières entre personnel et professionnel évoluent en permanence, la continuité d’expérience va devenir un besoin et une priorité de plus en plus forte. Penser expérience pour les clients, mais aussi pour les collaborateurs, les fournisseurs, les partenaires… est indispensable pour réussir sa transition digitale. Regarder autrement, c’est in fine devenir data oriented. Les data, big data, smart data, c’est LE sujet dont toutes les entreprises parlent : 43 % des entreprises interrogées déclarent s’y intéresser, a fortiori si elles ont déjà engagé leur transformation. Encore faut-il oser regarder cette masse de données collectées au quotidien comme un puits de pétrole à exploiter. Là aussi il faut faire des choix. Où creuser ? Pour quel usage final faut-il raffiner le produit brut ? Dois-je laisser un partenaire exploiter mes nappes ?
Retravailler les fondamentaux
Réorganiser sa filière digitale, donc, car depuis longtemps les entreprises envisagent le digital et les nouvelles technologies en termes de coûts. On les a poussées à mutualiser, à rationaliser, mais accélérer sa transformation digitale oblige à questionner les organisations sous un autre angle : la disruption est tout autant nécessaire dans les structures que dans la stratégie et la culture ! Les DSI, les directions générales, les directions marketing et les autres métiers sont tous des piliers internes de la transformation digitale. Le digital condamne à travailler ensemble, en rapprochant les compétences, les thinkers et les doers. Les géants du Web y excellent depuis longtemps, il est grand temps que les entreprises dites traditionnelles s’en inspirent pour revoir leurs modes de fonctionnement.
En effet, le financement fait aujourd’hui défaut. Le manque de moyens alloués est l’un des freins évoqués par les entreprises qui n’ont pas encore engagé leur transition digitale. Or, les investissements étant massifs, quelqu’un doit en prendre la responsabilité et expliquer au management, aux actionnaires ou au marché qu’ils sont indispensables. Et justifier cet engagement financier au même titre que celui, par exemple, d’une internationalisation. Et à nouveau, ne pas oublier de faire des choix afin de maximiser l’impact des investissements consentis, plutôt que de disperser les efforts financiers. À l’évidence, le digital s’appuie sur des technologies modernes. Or, le patrimoine technologique des entreprises est souvent un millefeuille datant parfois des années 1980. Opérer sa transition digitale, c’est rendre plus agile son patrimoine technologique et moderniser ses systèmes d’information, investir dans de nouveaux équipements, de nouvelles briques applicatives et techniques, refondre l’architecture, urbaniser son SI…
Pas « pourquoi », mais « comment »
On l’aura compris : le « comment » est primordial pour s’engager dans la transition digitale. Elle implique une ambition définie, des engagements et des choix en ligne avec les priorités stratégiques. Pour vaincre la tentation de l’immobilisme face au digital, il importe de se mettre en marche et de passer à l’action. Envisager le digital comme un nouveau territoire à investir et à intégrer, en ayant à l’esprit que bien utilisé, il reste, en tout état de cause, un puissant levier de croissance et d’opportunités sur son marché.