Le 5 Janvier 2010 a été inaugurée à Dubaï la tour Burj Khalifa, qui à l’origine devait s’appeler Burj Dubaï, mais qui a dû être renommée à la hâte pour rendre hommage au sultan d’Abu Dhabi, Khalifa Ben Zayed Ben Sultan Al Nahyan, venu récemment à la rescousse de l’émirat en faillite. La générosité a quand même des limites. Culminant à 828 m, il s’agit de la tour la plus haute du monde. Pour l’instant.
Que symbolise t-elle ? Quelle est son utilité ? Quel est son rôle ? « Repère », pouvant se voir à plus de 95 kilomètres, répondent hypocritement les architectes qui sans le savoir ont inventé un clocher qui n’indique aucune église. Repère pour qui ? Repère pourquoi ? Sur ce sujet, c’est le grand vide. Ce qu’on sait, c’est qu’en plus de quelques centaines de milliers de mètres carrés de bureaux, elle abritera le plus grand centre commercial du monde. Génial ! Un analyste qui a préféré garder l’anonymat (la confiance règne) affirme que cette tour est « l’incarnation de tous les excès de Dubaï ». Un vrai projet de Société en quelque sorte. Rêve prométhéen ? Mégalomanie ?
Ce que cette tour illustre, c’est que certains des plus grands projets architecturaux actuels (par la taille) souffrent d’un manque total de vision urbaine et sociale. Plus hauts, plus grands et c’est tout. Ils s’inscrivent dans le rêve d’un « mauvais infini », pour reprendre l’expression de Spinoza, un infini toujours borné au présent, car ces tours ont toutes une hauteur finie, systématiquement dépassée par la tour suivante. Les chinois projettent ainsi pour 2020 une Bionic Tower qui culminera à plus de 1200 m. Ces tours s’élancent vers le négatif, comme les séries mathématiques. Pas étonnant qu’elles n’abritent que centres commerciaux ou centres financiers.
L’accumulation capitaliste relève d’une même vision de l’infini. Pire encore, nous avons affaire-là à une forme nouvelle de capitalisme qui ne donne rien et ne rend rien. On a souvent construit grand et haut au cours de l’histoire, pour démontrer sa puissance, mais ces constructions avaient le plus souvent une utilité sociale. Le Rockefeller Centre de New York est au moins aussi connu pour sa patinoire publique et son sapin de Noël que pour sa tour. Cette construction est le don d’une famille – d’une dynastie composée d’affairistes, d’artistes et mêmes d’aventuriers, dont la richesse ne se résume pas seulement à l’argent – à la ville de New York et à ses habitants, offrant une vue de l’une aux autres. Elle a une utilité sociale. Elle s’inscrit dans un ensemble qui la dépasse.
Rien de tout cela avec la tour Burj Khalifa qui ne semble monter si haut que pour s’extraire de la ville sur laquelle elle prend appui, comme si elle avait décidé de l’ignorer dans un égoïsme pur. L’affairisme de Dubaï n’a pas de nom (la preuve, une tour peut en changer), ni d’âme. Burj Khalifa n’est qu’un rêve creux de promoteur immobilier. Le vide vertical de la tour ne fait que donner une autre dimension au vide horizontal du lieu. On pourrait facilement être pris d’une nouvelle sorte de vertige en contemplant ce mirage. Je ne vous le recommande pas.
Patrick Faure- Directeur Général Adjoint en charge des Stratégies, DDB.