Pendant des années, les designers se sont plaints d’un manque de notoriété et de reconnaissance de leur pratique. La situation est désormais bien différente avec l’explosion du Design Thinking, qui propose d’utiliser les pratiques du design pour résoudre des problématiques d’innovation.
D’un métier plus ou moins intégré dans les entreprises, le design est devenu un modèle pour définir une façon d’allier créativité et « conception », voire une boite à outils pour organiser un management tourné vers l’innovation. Depuis que l’agence de design IDEO a vulgarisé des briques de la pratique du designer – tels l’empathie et le maquettage – pour y accoler « thinking », le terme a le vent en poupe. Sans surprise, il a donné naissance à de nombreuses publications. Et une ribambelle de sociétés de conseil spécialisées.
L’arrivée du Design Thinking ne s’est pas faite en un jour. Il faut souligner le mérite des pionniers d’avoir porté à la connaissance du grand public – et surtout des décideurs économiques – les apports du design à l’entreprenariat et à l’innovation.
Trois moments importants dans la fondation du Design Thinking (source : « Are You Design ? Du Design Thinking au Design Doing. »)
Ce pourrait être une bonne nouvelle pour les designers et la pratique du design en général. Mais, au passage, cette transposition du design au management a contribué à lui faire perdre son ancrage original. A force de la simplifier pour lui donner un nouveau territoire, le design avec ses « spécificités » s’est vu simplifié à l’extrême : il est maintenant trop régulièrement appréhendé sous la forme de représentations en phases et en itérations aujourd’hui communément admises sans qu’il soit besoin de comprendre exactement de quoi il en retourne.
La démarche de Design Thinking représentée par la d.school (source : « Hasso Plattner Institute of Design at Stanford University »)
Cette façon de pensée, qui propose de voir le monde comme un designer, est depuis une dizaine d’années l’apanage des spécialistes de l’innovation. Toutefois de nombreux acteurs en reviennent ; il n’est donc plus rare de lire une tribune pour en dénoncer les limites. Au point d’annoncer la « mort du design thinking » en soutenant l’idée que la mise en processus du design a permis de mieux le faire accepter dans les grands groupes mais se montre très décevante pour générer de l’innovation. D’abord parce que le processus peut devenir une fin en soi – et tarir la créativité – ensuite parce que l’innovation ne peut se réduire à la créativité, et enfin parce que le métier du designer, c’est autant faire et refaire que générer des idées « out of the box ».
Bruce Nussbaum annonce la mort du Design Thinking (source : « Design Thinking Is A Failed Experiment. So What’s Next ? »)
Parmi les principales critiques formulées, on retiendra que le design thinking peine à proposer de la rupture et s’avère surtout adéquat pour évoluer de manière incrémentale. Cela est particulièrement vrai lorsque, désireuse de s’immerger dans des usages, une entreprise se focalise in fine sur ses consommateurs actuels (cela est plus rassurant) mais s’empêche dans le même temps de prendre en compte les changements de valeurs ou de pratiques qui émergent hors de son marché.
Professeurs, auteurs et consultants, avec des fortunes diverses, nous avons contribué, à notre modeste échelle, à cette profusion de discours. Nous avons écrit, enseigné, proposé et vendu des démarches de design thinking. Notre enthousiasme a été notre moteur. Nous voyons maintenant les limites de nos diverses activités, qui sont aussi les conséquences d’une dilution progressive du design dans le conseil. Plutôt que de voir le design comme un modèle d’innovation, nous souhaitons revenir à une approche plus modeste : le design est une pratique du projet à la frontière entre l’industrie et l’artisanat, combinant la pensée et le « faire ». Ses effets, pour être réels, reposent sur certaines exigences qu’il nous semble important de remettre en avant.
Le design, ce n’est pas que du thinking, c’est aussi du doing. Si la pratique du maquettage est un accélérateur de conception, le design agit également sur les phases en aval de réalisation d’un projet, bien au-delà du simple maquettage. La réduction du « time to market » impose de s’attaquer résolument à la question de l’exécution et de réconcilier conception et réalisation.
Le design, c’est dur. A force de voir des canevas et des modèles (nous en avons produit aussi, désolé) qui laissent entendre que l’expression du besoin des usagers peut être représenté par une image synthétique, on oublie qu’une immersion auprès des usagers prend plusieurs mois. In fine, la véritable capacité de comprendre le point de vue des usagers, ça ne se décrète pas : c’est long et cela exige de ne pas toujours prévoir ce que l’on trouve… mais aussi ce que l’on cherche. Avancer par itérations successives, accepter de se tromper et faire confiance au caractère incertain de l’exploration. Voilà quelques repères à ne pas perdre.
La carte d’empathie, l’un des modèles visant à représenter les façons de penser et de faire d’un usager. Utile pour briser la peur de la page blanche, elle devient vite un piège lorsque, à l’instar des persona, elle est une fin en soi qui caricature les usages et se transforme en cible marketing.
Avec le design thinking, on collabore avec des vrais gens. Et pas avec des photographies tirées de banques d’images. Or, les représentations fictives des usagers – à l’instar des personas – tendent à figer des imaginaires. Sans le garde-fou de l’interaction réelle avec le terrain, et mieux encore avec les usagers eux-mêmes, ces projections plus ou moins crédibles deviennent vite le nouvel avatar des catégories typiques de l’entreprise.
Tout le monde ou presque entend innover pour les usagers, mais combien osent le faire avec les usagers ? Le problème n’est pas tant la rapidité des méthodes que la capacité de dialoguer vraiment avec des usagers. Avant tout, il s’agit de les consulter de manière respectueuse, d’être à l’écoute de leur critique et surtout de s’ancrer dans leur quotidien et non derrière le cadre rassurant d’une vitre sans teint. Découvrir de nouveaux besoins et usages, c’est d’abord accepter que les premières questions que nous souhaitons poser sont forcément une étape intermédiaire. La vérité est ailleurs, ici aussi !
Le design thinking, c’est mieux avec des designers. Au-delà de l’apparente évidence, cette assertion est très difficile à appréhender parce que le design thinking revient bien à prendre des éléments de la pratique du designer et à les vulgariser aux autres profils de l’entreprise. Le design est une pratique du projet interdisciplinaire, qui offre des moyens de concilier habilement la gestion des idées comme la gestion des matériaux. Une compétence de mise en relation tout à fait nécessaire dans un monde peuplé de fab labs, de makers, de méthodes agiles et de quête d’alignements entre les équipes projets et les usagers.
Les designers, c’est mieux avec des experts. L’effet de mode du design thinking peut, à l’inverse, mettre trop d’emphase sur le designer en tant que tel, au risque de le (re)mettre sur un piédestal. A trop déléguer au designer la capacité de tout faire, on oublie que des compétences d’interaction et de conception avec les usagers reposent déjà sur des ancrages forts au sein des entreprises. Le marketing n’a pas attendu l’expérience utilisateur pour penser l’usager, et l’ingénieur pour créer des maquettes. Autrement dit, le designer mobilisé dans ses projets est parfois sommé de tout réaliser, tout expertiser, au risque de perdre sa spécificité et de dégrader la valeur de son intervention.
Le design, au final, c’est un métier. Et oui ! Et d’ailleurs, on peut faire cinq ans d’études pour être diplômé en design et ne pas forcément exceller en la matière. Du coup, un bon designer c’est pas si facile à trouver, alors imaginons un manager à qui on exige de devenir designer…
Le design thinking ce n’est pas un double diamant. Aussi nombreux soient-ils, ces diamants n’ont de la valeur que si la posture et le raisonnement intellectuels sont les bons. Ce n’est pas en cochant simplement les cases et en s’attachant à la méthode qu’on va garantir un résultat de valeur. Si les équipes ne sont pas dans le bon état d’esprit – d’itération et de remise en question continues – cela sera un joli coup d’épée dans l’eau. Joli certes. Mais dans l’eau. Pour cela, il est souvent de la responsabilité des équipes dirigeantes d’assumer la part d’incertitude propre au design. Et de mettre en place le fonctionnement adapté à l’incertitude, hors des silos et des processus trop balisés.
L’approche en Double Diamant illustre les phases de divergence et de convergence propres à la démarche design, de la découverte à l’implémentation (source : Design Council)
Diverger, ça ne s’improvise pas. Être créatif, les psychologues l’ont bien montré, c’est la capacité de s’éloigner momentanément des contraintes du réel pour produire du nouveau. Or, pour réaliser ceci, il faut maîtriser en profondeur le jeu de contraintes. Penser « out of the box » serait purement gratuit si le socle de la pratique du design n’était pas d’opérer dans un cadre strict de contraintes. Cela donne la garantie que ce mode de raisonnement abductif permettra malgré tout de s’aligner avec les enjeux opérationnels de l’entreprise. Autrement dit, sans immersion en profondeur dans l’entreprise, sans analyse patiente de la problématique initiale, il n’est pas de possibilité de briser les règles « correctement ».
Faire du design, ce n’est pas seulement animer des « ateliers créa ». C’est une super idée de travailler ensemble, de croiser les regards, de co-construire. En fait c’est même obligatoire, tant les réunions time-boxées et les slidewares hyper-comprimés brident l’inventivité et la créativité d’une organisation. Par contre, croire qu’en quatre heures on va réussir à la faire « pivoter », c’est simplement un miroir aux alouettes de plus ! Là aussi, c’est un travail incroyablement long et dur qui va au-delà du simple brainstorming. Rien ne remplace l’apprentissage, l’essai et l’erreur répétés au fil du temps.
Le brainstorming est souvent perçu comme l’alpha et l’omega pour animer des ateliers créa. Mais d’autres techniques d’animation existent avec leurs mérites respectifs (source : Verom)
Le design c’est aussi du style. A force de faire la part belle au maquettage « quick et dirty », le designer peut perdre le sens du beau, ou alors le déléguer aux phases aval du projet. Valoriser l’usage semble de plus en plus signifier tourner le dos aux designers stars (c’est très bien) au détriment du beau (c’est dommage). Car l’esthétique, quoi qu’on en dise, reste un pilier ; pour le coup il est vraiment spécifique au designer.
En fait, la véritable question ici – et la raison de cet article – est celle de l’arbitrage entre la vulgarisation (nécessaire pour que la pratique se dissémine et soit reconnue) et la sur-communication. Détailler une approche en essayant de la simplifier est bienvenu à la condition qu’on n’oublie pas que le processus n’est rien sans la posture, le temps et la capacité à agir sur les phases aval du projet. Nous sommes absolument convaincus de la pertinence des approches dérivées du design mais il est vital pour leur pérennité de respecter les pratiques desquelles on les tire.
Le design thinking n’est certainement pas mort. Et c’est tant mieux ! Mais il mérite tout de même d’être nettoyé des habits (de l’Empereur) que la consultance à tous crins a pu lui coudre. En guise de conclusion et pour engager le débat, voici quelques propositions pour dépasser ces limites … pas forcément incontestables d’ailleurs !
Oser labelliser. Au sein de certaines entreprises, les pôles design sont labélisés et identifiés ; ils répondent à une charte en vue de garantir un standard de qualité et d’éviter les effets de dérives.
Privilégier l’humain aux lieux. Un studio de Design Thinking peut faire joli, il peut aussi devenir contre-productif lorsque des équipes disposent déjà des outils par ailleurs et attendent des moyens humains.
Ne plus faire des « brainstorming » ou des séances de créativité en « one shot ». En deux jours d’ateliers, il est difficile d’être réellement porteur de rupture. On ne fait souvent qu’agréger des idées que l’on a déjà. Par contre, cela peut être une manière intéressante de purger des idées conventionnelles dans les entreprises ou de créer l’alignement des équipes autour d’une vision commune.
Imposer le projet. Un projet implique du temps et des efforts coordonnés. Le Design Thinking n’est pas un ensemble d’outils créatifs mais un principe d’organisation des entreprises. Mobiliser des outils de manière ponctuelle ne peut pas générer le résultat escompté.
Faire des maquettes seulement si on a vraiment besoin de maquettes, tourner sa langue 7 fois dans sa bouche avant de dire « post-it » et mobiliser les outils actuels des équipes même si elles ne font pas « design » !
Nicolas Minvielle, Olivier Wathelet et Martin Lauquin