INfluencia : Pourquoi avoir écrit ce dictionnaire « amoureux » que d’ailleurs vous n’avez pas appelé dictionnaire mais « abécédaire » ?
Denis Gancel et Gilles Deléris : « Dictionnaire amoureux » est le nom d’une collection chez Plon et nous sommes, es fonction, attachés au droit des marques J. Ecce Dico est bien un abécédaire, un ouvrage inédit et original. Nous avions l’envie commune d’un objet singulier qui témoigne d’une exigence créative.
Nous sommes convaincus que la vie en agence mérite d’être vécue.
IN. : à qui s’adresse-t-il ?
D.G. et G.G. : à tout le monde mais plus particulièrement aux jeunes professionnels et étudiants du secteur du design, de la publicité et de la communication, qu’ils soient en agence ou en entreprise au service des marques.
Il y a un vrai désamour et une critique explicite de l’objet même de nos activités. Et puis le covid est passé par là. Il a démontré sous contrainte qu’une autre façon de travailler est possible, à distance, de loin comme bossent les free-lance et le salariat n’a pas bonne presse.
Nous souhaiterions redonner goût à ceux qui hésitent, qui se cherchent et qui pourront trouver en agence de quoi se réaliser. Nous sommes convaincus que la vie en agence mérite d’être vécue.
IN. : comment avez-vous choisi les mots ?
D.G. et G.G : Au gré de nos échanges, et de nos envies. Nous ne pouvions pas passer à côtés des mots « Agences, Bienveillance, clients, inspiration, New Biz, Entreprendre, IA »… Depuis Ecce Logo, nous en sommes à notre quatrième ouvrage écrit à quatre mains. C’est un exercice joyeux et exigeant, dans lequel le « nous » et le « je » se conjuguent ou se confrontent parfois, sachant que c’est toujours le nous qui a le dernier mot.
Nous nous sommes beaucoup amusés à donner quelques clés de décryptage du volapuk communicant
IN. : comme dans tout dictionnaire qui se respecte, il y a au milieu, des « pages roses », mais cette fois pas de locutions latines comme c’était le cas autrefois, mais un glossaire du jargon professionnel. Là encore vous avez choisi certains mots, d’autres ont été oubliés. Pas d’ »insight », de « gross rating »… pourquoi ces choix ?
D.G. et G.G : nous nous sommes beaucoup amusés à donner quelques clés de décryptage du volapuk communicant. C’est en faisant lire les manuscrits d’Ecce Dico que l’on a pris conscience du risque de perdre beaucoup de lecteurs dans notre jargon. Les mots inclus dans les pages roses sont donc ceux qui sont venus naturellement dans les définitions. Mais nous n’avons pas cherché à faire un glossaire des mots techniques de la communication.
IN. : y-a-t-il un mot que vous préférez ?
D.G. : entreprendre. Nous nous sommes rencontrés avec Gilles chez BDDP où un fort climat entrepreneurial régnait. Il était quasi naturel de tenter l’aventure et de créer son agence.
La proportion d’entrepreneurs dans le secteur de la communication a toujours été plus forte qu’ailleurs : quelques Mac achetés à la Fnac, des locaux sous-loués à des potes, un max d’énergie, un peu de talent, une bonne cafetière, une photocopieuse, une boite à colle x, une trouilloteuse x pour les booklets x et l’aventure peut commencer !
C’est enthousiasmant à vivre. A l’heure où l’entreprenariat se développe, y compris chez nos clients, nous avons essayé de donner quelques conseils que l’on ne trouve pas dans les manuels de management, comme de lancer sa boîte en novembre, le pire mois de l’année… pour profiter à plein de l’effet euphorisant les beaux jours, six mois plus tard.
Nous avons choisi ces métiers parce qu’ils sont à la fois importants et légers, à la croisée des chemins de l’économie, du sociétal et de l’entertainment. Quelle chance!
G.D. : je dirais « doute ». Nous abominons l’esprit de sérieux qui règne parfois dans nos métiers, nous détestons les affirmations brandies comme des certitudes. Nous sommes un métier de sciences molles et il y a beaucoup d’arrogance à imposer une option comme étant la seule valable. Le doute est fertile. Il laisse de la place à l’intuition, au pas de côté et surtout à l’altérité. Il ménage des surprises, de l’inattendu et de l’émerveillement. Nous avons croisé quelques castrateurs-trices dans notre parcours. C’est pénible. Denis et moi sommes convaincus que la créativité est une discipline collective, joyeuse. Le doute est ouvert et souriant. Nous avons choisi ces métiers parce qu’ils sont à la fois importants et légers, à la croisée des chemins de l’économie, du sociétal et de l’entertainment. Quelle chance !
L’IA ne tuera pas les créatifs, mais elle tuera les créatifs qui ne savent pas la maitriser
IN. : W, agence créative qui confie à une intelligence artificielle le travail de trouver les images illustrant les mots. Comment s’est passée la collaboration? Vous n’avez pas peur de donner un mauvais exemple et qu’on vous accuse de tuer l’imaginaire ou l’inspiration, deux mots qui figurent dans votre abécédaire ?
D.G. et G.G : Tiens, le doute ici aussi s’impose.
Face sombre : L’IA est un outil qui reproduit au lieu d’inventer. De fait. En puisant dans une infinité de références, l’IA recombine des imaginaires.
Face lumineuse : L’esprit humain fonctionne de la même façon. La créativité se nourrit d’influences acquises au fil des parcours individuels. Picasso déclarait : “Je ne copie pas, je pille”. Ainsi, l’IA pille, mais, soumise à la qualité des prompts, pilotée, éditorialisée par celui qui la manipule, elle déplace, décale et réinvente. De ce point de vue, l’IA ne tuera pas les créatifs, mais elle tuera les créatifs qui ne savent pas la maitriser.
Nous nous sommes engagés dans cette voie aussi pour des raisons expérimentales. En juin 2022, nous avons vu apparaitre sur les réseaux sociaux, ouvertes à tous, les premières expérimentations de Midjourney. Nous avions l’intention de travailler sur des lettrines d’ouverture en référence à celles du Petit Larousse Illustré réalisées il y a un siècle par Eugène Grasset.
L’idée nous est alors venue de demander à une IA de faire ce travail cent ans après. 26 lettrines et une centaine d’illustrations complémentaires plus tard, il devint évident que ce résultat n’était pas inatteignable sans le recours à cette technologie.
IN. : vous dites que « la communication est le plus beau métier du monde après la médecine et l’architecture ». Dans un monde de plus en plus compliqué, quelle est aujourd’hui la mission des agences ?
D.G. et G.G : Nous avons cherché à montrer que les agences sont des fabriques d’imaginaires dont la fonction est vitale.
Vitale parce qu’elles simplifient le discours de marques et d’entreprises qui se transforment pour les rendre accessibles et attractifs.
Vitale parce qu’elles sont autrices de récit. Contrairement à ce que beaucoup pensent, elles ne sont pas là pour raconter des histoires, mais bâtir une histoire juste, belle et fédératrice.
Vitale enfin parce qu’en conjuguant sans cesse structure et fantaisie, elles permettent aux idées de passer et aux organisations de desserrer l’étau de process dans lequel elles sont enfermées.
C’est encore un des rares secteurs où on ne cherche pas des profils dociles
IN. : vous démarrez votre livre avec cette phrase en exergue de Orelsan : « T’as juste besoin d’une passion. Donc écoute bien les conseillers d’orientation et fais l’opposé d’c’qu’ils diront ! En gros, tous les trucs où les gens disent « Tu perds ton temps » faut que tu t’mettes à fond dedans et qu’tu l’accroches longtemps » : c’est un conseil pour que les jeunes, qui se détournent de la com, y reviennent ?
D.G. et G.G : oui bien sûr. C’est face à tous ceux qui disent que la com’, c’est de la merde qu’il faut résister. C’est un métier passionnant pour gens passionnés. Ils ne perdront pas leur temps. C’est à eux de déjouer les pronostics. Le contrepied est une valeur cardinale. C’est encore un des rares secteurs où on ne cherche pas des profils dociles. C’est parfaitement exprimé dans le beau film « Un coup de maitre » de Rémy Bezançon, lorsque que le peintre joué par Bouli Lanners, explique à son jeune disciple qu’il ne sera jamais artiste parce qu’il ne sait qu’obéir…