Le projet de « loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure », dite « LOPPSI2 », est débattue ces jours-ci à l’assemblée. Au-delà du projet de modification du cadre législatif Français se pose une question fondamentale: le mot « digital » est-il définitivement incompatible avec le mot « liberté »?
C’est le sujet qui dérange : Loppsi2 introduit des nouveautés assez significatives en termes de surveillance du net et des activités des internautes. Le texte prévoit par exemple de permettre aux enquêteurs de suivre l’activité d’un internaute et d’installer notamment des mouchards informatiques sur les ordinateurs à l’insu de leurs propriétaires. Sortes de boîtiers USB, ces « mouchards » pourront être apposés sur les installations internet pour traquer en temps réel les échanges de mail, surveiller les sites visités, ainsi que tout le contenu téléchargé ou consulté. Bien que soumis au contrôle et à l’autorisation préalable d’un juge d’instruction, le principe même fait bien évidemment polémique, et est qualifié de «cyber-perquisition» selon les nombreux opposants à ce projet comme La Quadrature du Net.
Beaucoup rapprochent cette actualité brûlante du contenu de 1984, le roman de George Orwell, sorti en 1950. Il s’agit là d’une incantation fréquente : les mânes d’Orwell sont souvent invoqués comme un argument imparable et définitif dans toute discussion sur la restriction des libertés. Mais il s’agit d’un raccourci un peu facile. Si le roman traite bien de manière quasi-prophétique d’une société dans laquelle la liberté d’expression n’existe plus et où toutes les pensées sont minutieusement surveillées par Big Brother, l’ouvrage est avant tout une métaphore très manichéenne du régime policier et totalitaire que représentait le Stalinisme et donc largement contextualisée. Malgré le talent visionnaire d’Orwell, celui-ci ne suffit pas à expliquer l’époque. Une citation de Régis Debray résume mieux la situation : « on a l’idéologie de sa technologie ». Une phrase à rapprocher de la pensée de Thomas Kuhn, qui dans La Structure des révolutions scientifiques, paru en 1962, est un des premiers à faire passer l’idée que la dynamique scientifique et les avancées technologiques sont consubstantielles de l’évolution sociale. En d’autres termes : les technologies (et notamment les media) imposent un cadre de pensée à l’époque, ce cadre de pensée étant lui-même issu des avancées technologiques…
On ne peut donc pas raisonner en 2010 comme on raisonnait en 1950. George Orwell se livrait dans son ouvrage à une critique des mass media et notamment de la télévision. Force est de constater qu’Internet offre un cadre de vie assez différent… Le monde a changé et de nouvelles règles du jeu doivent être inventées (NB : comme la publicité mythique d’Apple le laissait comprendre… en 1984**).
Sans doute ces règles ne sont-elles pas celles proposées par Loppsi2. Ces dernières peuvent paraître imparfaites voire excessives, mais elles sont surtout inadaptées. Car il faut comprendre le monde différemment. A nouveau cadre médiatique, il faut inventer de nouvelles responsabilités, bien qu’il soit certainement trop tôt pour comprendre comment fonctionne Internet et comment nous allons pouvoir légiférer, ou contrôler un minimum ce qui s’y passe.Mais en préalable de toute réflexion sur le sujet, peut-être faut-il cesser de voir Internet comme un danger permanent. Anna Kirah, anthropologue chez CPH design et conseillère de longue date de Microsoft au niveau international décrivait fin 2009 un concept passionnant : Big Sister. Un monde où la technologie était vue enfin comme quelque chose de bienveillant, et où la publicité commençait par exemple à être pensée, conçue, vue et appréhendée comme une source d’inspiration et d’aide au quotidien, connectée de manière positive et non intrusive à la vie de tous les jours, notamment grâce à l’interactivité.
Et si l’on créait un univers dans lequel les marques dépasseraient la logique de « push » pour engager, interagir avec les publics qu’elles servent et créer des contenus vraiment utiles ou réellement distrayants ? Inventons un nouveau monde dans lequel la peur de 1984 aura disparu, et laissons George Orwell reposer en paix !
Thomas Jamet – Head of Entertainment & brand(ed) content, Vivaki (Publicis Groupe)thomas.jamet@vivaki.com / www.twitter.com/tomnever
La célèbre campagne d’ APPLE : 1984 won’t be like 1984